UNE ÂME EN DÉBÂCLE
- Aristide, je ne te connais plus. Tu as beau être le maire de ce village, je ne te connais plus. Tu me déçois, mon garçon.
- Mais enfin, Félix, de quoi tu me parles, là ?
- De quoi je te parle ? De quoi je te parle ?! Fan de lune ! Mais de l’huile, bien sûr !
- De l’huile ??? Mais quelle huile ?
- Oh ! dis ! Ne fais pas le malin avec moi, je suis trop vieux pour ça. Tu m’as roulé, Aristide, et ça, je ne le pardonne pas. C’est de l’extorsion d’amitié.
- Qué extorsion ? Explique-toi.
- Que je m’explique ? Eh bien, oui, je vais m’expliquer. Et plutôt deux fois qu’une, té ! Puisque tu fais ta mauvaise tête, je vais te réveiller la cervelle, moi. Tu te rappelles le jour où je t’ai tiré d’embarras parce que môsieur était en panne de Belle Mourgonnaise et qu’il avait peur de se faire dévirer la figure par sa femme ? Ça, au moins, tu t’en rappelles ?
- Que oui, je m’en rappelle ! Et même, je me rappelle que je t’ai acheté six bouteilles pour le prix de douze.
- Là, Aristide, tu me fais peine. Je te croyais pas comme ça.
- Comment, comme ça ? Tu as fait un joli bénéfice et moi, j’ai été sauvé d’une terrible destruction. C’était honnête comme marché, non ?
- Sauvé ! C’est bien le mot. Je t’ai sauvé et toi, indigne, qu’as-tu fait ? Tu m’as menti. Pire, tu m’as engarcé. Comment je vais faire maintenant si je manque d’huile à l’automne ?
- Mais tu n’en manqueras pas, tu as des jarres pleines dans ton cellier ! Qu’est-ce que tu me racontes là pour un pastis ? Et puis, c’est bien toi qui es venu me faire cette proposition, non ?
- Oh ! Pauvre ! À entendre des paroles comme ça, le sang me tourne. Figure-toi, Aristide, que j’ai croisé la mairesse l’autre jour et que nous avons discuté une bonne paire de quarts d’heure.
- Et alors ?
- Et alors ? Dans la discussion, nous avons parlé cuisine. Et qu’est-ce qu’on emploie dans une cuisine ? De l’huile d’olive ! Alors, nous avons parlé huile d’olive. Et en parlant huile d’olive, nous…
- Si tu allais directement au fait, je me sentirais mieux.
- Ne m’énerve pas, Aristide, ou tu vas me faire devenir chèvre. C’est par amitié que je te raconte tout ça. Ta femme, elle m’a dit — en toute innocence, crois-le bien — qu’elle avait trop de Belle Mourgonnaise et qu’elle était obligée de préparer un plein bon dieu de conserves afin de vider ses bouteilles avant la prochaine pression. Elle m’a même proposé de m’apporter de la tapenade et de la riste d’aubergine. Donc, si je comprends bien, tu dépossèdes tes amis les plus fidèles, tu leur demandes des sacrifices qui leur fendent le cœur, alors que tu as de quoi ouvrir un supermarché en ville. Tu es devenu banquier, dis ?
- Hein ?! Mais je t’assure que… Enfin, c’est elle-même qui m’a dit qu’il ne lui en restait presque plus.
- Et tu penses que je vais te croire ?
- Ecoute, Félix, je te le jure sur la tête de Jean-Baptiste, que c’est la vérité. D’ailleurs, je peux te les rendre, si tu veux. Et même, comme je suis un honnête homme, je te les revends au prix que je te les ai achetées.
- Quoi ?! Tu veux m’escroquer, dis ?
En ce beau dimanche, tout le monde était un peu vaseux à l’ombre des platanes. La veille avait eu lieu le grand aïoli offert par la mairie de Mourgue-les-Oliviers et chacun avait profité de l’aubaine en l’arrosant comme il se doit. Avachi dans un fauteuil à la terrasse des Quatre-Saisons, Aristide ne valait guère mieux. Même l’aïgo boulido (1), soupe miracle que sa femme lui avait préparée en rechignant ce matin, n’avait été d’aucun secours.
L’esprit enténébré, le maire ne savait quelle attitude adopter pour convaincre Félix de sa bonne foi et, surtout, se faire pardonner son retour en fanfare à l’aube auprès de sa douce moitié. Saoul comme un âne, il était rentré en chantant à pleine gorge « Ah, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! Ah, ça ira, ça ira, les aristocrates, on les aura ! » Après, histoire de rester discret, il avait jailli comme un diable dans la chambre de Julia et sauté de tout son poids sur le lit… en rugissant ! Dix secondes plus tard, les narines sonores et le souffle aviné, il sombrait dans les bras de Morphée.
Oui, comment faire pour que la mairesse quitte son air renfrogné ? Il le savait, la chamaillerie pouvait de durer des semaines. L’inviter au restaurant ? Non, pas possible. Depuis le retour de Jean-Baptiste, elle refusait de s’absenter trop longtemps du mas. Lui offrir un bijou ? Elle n’en portait presque plus. Lui acheter de nouveaux rosiers ? Le jardin en regorgeait. Alors ?
Submergé par l’angoisse, Aristide réfléchissait. Ou du moins, essayait-il. Félix venait de le quitter, les sourcils heureusement un peu moins froncés, et il se retrouva seul un instant. Il se mit alors à observer le manège du fleuriste, installé comme chaque dimanche sur la place, qui tentait tant bien que mal de conserver intact son éventaire. Depuis le matin, le mistral soufflait à décorner les taureaux de Camargue et le malheureux avait toutes les peines du monde à protéger sa délicate marchandise.
L’imagination toujours en berne, le maire avisa un énorme bouquet de roses. Ravi de sa trouvaille — peu originale, il est vrai, mais n’est-ce pas l’intention qui compte ? —, il héla le fleuriste et passa commande depuis son fauteuil. De toute façon, étant donné son état, c’était préférable.
À cet instant, la cloche sonna la messe de onze heures. Alors qu’Aristide tendait mollement un billet de cinquante euros au marchand, blaguant avec lui comme avec tout un chacun, un bruit considérable retentit qui fit tourner toutes les têtes vers l’église. Mais avant que quiconque n’eût pu réagir, la cloche, désolidarisée de son campanile, roula sur le toit et vint se fracasser à quelques mètres des terrasses, stupéfiant tous ceux qui s’y trouvaient.
Immédiatement, ce fut un branle-bas de combat sans nom parmi les tables. Prises de panique, les mères cherchaient leur progéniture, tandis que la plupart se ruaient vers le lieu de l’accident. Au moment de la chute, un groupe d’enfants jouait à cache-cache entre les voitures garées au pied de l’église et tous redoutèrent le pire. Par bonheur, seules la camionnette du père Antoine et la voiture d’un touriste furent endommagées. Avec des soupirs de soulagement, on consola bien vite les petits qui hurlaient de terreur… et les parents dont certains, encore sous le choc, tremblaient de tous leurs membres.
C’était miracle qu’il n’y eût pas de victime. Néanmoins, songeait le maire, comment la cloche avait-elle pu se décrocher alors que le clocher avait subi une complète révision l’automne dernier ? Une question à laquelle l’expertise apporterait sans nul doute des éclaircissements.
Bientôt, pompiers et gendarmes arrivèrent. En quelques dizaines de minutes, la place fut envahie par une foule incroyable. À croire que le bruit de la chute avait résonné jusqu’aux confins de la vallée des Baux ! Réunis autour de la cloche, les hommes du village discutaient, supputaient, apostrophant Aristide à tout bout de champ. Toujours dans les brumes, le maire avait bien du mal à conserver son calme. La crise de nerfs affleurait dangereusement.
Alors que la narration des faits servie aux nouveaux venus se rehaussait d’anecdotes fantaisistes, un camion-grue et deux dépanneuses firent leur entrée dans le bourg. Les travaux de déblaiement débutèrent aussitôt. Enfin, Aristide pouvait respirer !
Pendant ce temps-là, les bergers, réunis sur la place, eux aussi, pour une agréable assemblée dominicale, se regardaient d’un air entendu. Avisant leur manège silencieux, Aristide s’approcha de leur table, les regarda l’un après l’autre dans les yeux, puis s’assit dans le fauteuil resté libre.
- À quoi vous pensez ?
- À ton avis, M. le maire ?
- Si c’est ce que je crois, il ne s’agit que d’une légende. Vous allez tout de même pas ajouter foi à ces contes de bonnes femmes ?
- Té, faudrait peut-être demander à Manonnette ce qu’elle en pense avant de tuer le mouton.
- Manonnette, Manonnette. Mais enfin, Manonnette, elle n’a jamais existé et vous le savez bien.
- Ça, c’est vous qui le dites. Nous, on n’a pas les mêmes pensées. On se disait justement qu’elle pourrait bien y être pour quelque chose, Manonnette. Tout le monde le sait, y a pas de fumée sans feu. Et c’est pas nous qui avons inventé le proverbe, hé !
- Allons donc ! Et toi, Noël, tu y crois à ces galéjades ?
- Pourquoi tu me poses cette question, Aristide ? Tu es le maire, t’as pas besoin de mon avis pour savoir ce qui est juste ou non. Un jour, si tu veux, je te le donnerai, mon avis. Mais pas maintenant. C’est pas encore le moment.
- Bon, soit ! Tout de même, je trouve que vous exagérez, tous. Que penseront les gens quand vous leur expliquerez la cause de cet accident ? Eh bien, ils se diront qu’à Mourgue-les-Oliviers comme chez ma belle-sœur, il tombe des capelans à cheval sur des nonnes. Voilà ce qu’ils se diront ! Ensuite, ils éviteront notre village et ce sera la faillite.
- Tu as une belle-sœur, toi ? Depuis quand ?
- Jobastre ! Que non que j’ai pas de belle-sœur ! C’est juste pour vous montrez que tout ça, c’est des conneries.
- D’abord, les idées des gens, ça nous est égal. Ensuite, est-ce que tu la connais vraiment, toi, l’histoire de Manonnette et du clocher de Saint-Éloi ?
- Bien entendu que je la connais. Dis, Noël, tu oublies à qui tu parles. Si un maire ne connaît pas son folklore sur le bout des doigts, il est bon pour le clapié (2).
- Alors, raconte-la, qu’on l’entende de ta bouche.
- Si tu veux. Bon, hum... Si mes souvenirs sont exacts, selon la légende — je dis bien la légende —, Manonnette est née et a grandi dans ce village. L’enfant est devenue une jolie jeune fille, si jolie, que tous les jeunes gens de la région se disputaient ses faveurs. Mais la demoiselle ne les voyait pas. Le seul homme qui l’intéressait, il était dans le ciel. C’était Jésus-Christ. Cette fille, elle avait la religion dans le sang, comme on dit.
- Jusque-là, c’est exact.
- Un été, un jeune homme d’Avignon est venu passer la saison dans le coin. Dès qu’elle le vit, Manonnette en tomba follement amoureuse. On raconte qu’il était aussi beau qu’elle était belle et aussi riche qu’elle était pauvre. Le gaillard lui fit joliment la cour, avec des manières et tout, et voulut l’épouser. Bien sûr, les parents refusèrent. Les torchons et les serviettes, ça se mélangeait pas en ce temps-là. Enfin, façon de parler. Donc, comme papa avait des relations en haut lieu, impossible pour les tourtereaux de trouver un prêtre qui acceptât de les unir. Faut pas oublier que la jouvencelle était très pieuse. Pas de bénédiction ? Pas de yop la boum sous la couette !
- Aristide… s’il te plaît…
- Oh ! dis, je rigole… Bien, je continue. Sous l’emprise du désespoir, la pauvrette alla se suicider aux Portalets : elle se jeta du haut du rocher des Saintes. Anéanti par la nouvelle, mais très croyant lui aussi, l’amoureux voulut rendre hommage à sa mémoire en faisant construire l’église Saint-Éloi, notre église. À l’époque, y en avait pas encore dans le village. Les travaux lui coûtèrent une fortune, paraît-il. Depuis, Manonnette hante les Portalets. En tout cas, selon les vantardises de Maïté. Voilà, fin de l’histoire !
- Ensuite ?
- Quoi, ensuite ?
- Té, le clocher !
- Ah oui, le clocher. Eh bien, quelques années plus tard, quand les travaux furent quasiment achevés, le jeune homme retourna sur le lieu de ses amours. Il voulait être là lorsque les cloches sonneraient pour la première fois à Mourgue. Mais au lieu de l’accueillir cordialement, les Mourgonnais — ô les ingrats ! — l’accusèrent d’être responsable de la mort de la petite. Tout le monde le savait dans le pays, avant cette malencontreuse rencontre, la jeune fille n’avait qu’une idée en tête : embrasser la religion catholique, apostolique et romaine. Tout un programme, quoi ! Les villageois étaient frustrés car Manonnette avait tout ce qu’il fallait pour devenir une sainte. Pour eux, c’était une fameuse perte. Imaginez ! Encore un peu et ils auraient pu se vanter d’entretenir des relations privilégiées avec le paradis !
- Tu exagères, M. le maire….
- Justement non. Moi, je dis les choses avec une grande et impartiale lucidité. Point à la ligne. Donc, pour les punir de leur manque de reconnaissance, l’amant éploré décida qu’il léguerait l’église et son terrain au village à l’unique condition que le clocher soit réduit à sa plus simple expression. L’andouille avait la prétention d’apprendre aux Mourgonnais et à leur descendance ce qu’était l’humilité ! M’est d’avis qu’il avait été nourri au lait de Tarascon, le con ! (3) Après ce coup en traître, c’est simple, on le revit jamais plus dans le village. Voilà pourquoi notre belle église a dessus le toit un minuscule campanile et une petite cloche toute seulette.
- N’oublie pas la malédiction.
- T’inquiète, je gardais le meilleur pour la fin. Dame ! Là, on a fait fort. Depuis cette époque, une terrible malédiction pèse sur le village : si, un jour, la cloche venait à tomber, Mourgue-les-Oliviers disparaîtrait à tout jamais.
- C’est bien, tu as une bonne mémoire, Aristide.
- Cette histoire, c’est une couillonnade. D’ailleurs, personne ne sait quand ça s’est passé et y a aucune tombe au nom de Manon dans notre cimetière. En plus, c’est pas du tout la version, historique celle-là, qui est consignée dans les archives de la mairie.
- Écoute, M. le maire, si t’y crois pas, ne te sens pas obligé d’en dégoûter les autres. Y a des choses qui s’expliquent pas sur le papier. Et puis, Manonnette, elle a vécu avant que le nouveau cimetière soit construit.
- Et je vous dis, moi, que le jour où Mourgue quittera les Bouches-du-Rhône, je boirai de l’eau !
- Et les taureaux bêleront. On connaît, Aristide. On connaît…
Cependant, les catastrophes ne s’arrêtèrent pas là. La semaine suivante, ce fut au tour de la coopérative. Une nuit, le feu prit subitement dans les frigos de l’arrière-boutique. Avant même que l’alerte n’eût pu être donnée, l’incendie s’étendait déjà aux étages. Le matin, les villageois retrouvèrent une maison complètement calcinée.
Quelques jours plus tard, l’office de tourisme fut saccagé par une bande de jeunes voyous. Tout se passa très vite. En quelques minutes, ils réussirent à détruire le mobilier, vider les quelques euros traînant dans la caisse et rouer de coups l’employée, persuadés que la recette était planquée quelque part. Quand les secours arrivèrent, ils trouvèrent l’hôtesse gisant parmi les dépliants vantant les mérites des sites et produits locaux, un bras cassé et une côte fêlée.
Lâches… et imbéciles avec ça ! fulminait le maire. Que croyaient-ils ? Que l’office de tourisme d’un bourg de deux mille habitants réalisait des bénéfices de supermarché ? Mais même le petit musée des santons attenant à la mairie rapportait dix fois plus !
Aristide était furieux; furieux, malheureux et préoccupé. À croire que ça ne s’arrêterait jamais. Quelques heures plus tôt, Piquet, son secrétaire, était venu l’avertir que son médecin traitant sollicitait une entrevue. Intrigué, Aristide lui avait dit de le faire entrer. Le praticien pénétra dans son bureau la mine grave.
- Je suis désolé de vous déranger à votre travail, M. le maire, mais il est indispensable que je vous parle.
- Ça ne pouvait pas attendre jusqu’à ce soir ?
- Si, bien sûr. Seulement, je préférerais que cette discussion reste privée.
- Vous savez, j’ai pas de secrets pour ma femme… Enfin, presque. Et encore, à peine quelques petites bêtises pas bien méchantes.
- Je m’en doute, je m’en doute. Mais ma visite concerne votre femme, justement.
- Quoi ??? Elle a une maladie grave, c’est ça ?
- Non, non. Surtout, ne paniquez pas. Ce qu’elle a n’est pas mortel, loin de là. Néanmoins, elle est encore un peu jeune, cette pathologie ne se manifestant en général que passé la soixantaine. Et pour être franc, je ne suis même pas sûr de mon diagnostic.
- Bon, je vous écoute.
- Très bien. Voici ce qu’il en est. Comme vous le savez, je passe toutes les semaines rendre visite à Jean-Baptiste depuis qu’il est rentré et…
- À propos, comment vous le trouvez ?
- Euh… Physiquement, il est en pleine forme. Psychiquement, c’est le statu quo depuis son retour. Je ne peux malheureusement rien garantir. On voit des patients dans le même état à qui un choc suffit pour récupérer leurs facultés et d’autres qui végètent jusqu’à la fin de leur vie. Il s’agit vraiment de cas par cas.
- Et pour Julia ?
- J’y arrive. En fait, il y a quelques semaines de cela, je suis passé un peu plus tôt que d’habitude. Le portail du jardin était ouvert et je suis entré sans sonner, me disant que je frapperais à la porte du mas. Comme la porte était ouverte, elle aussi, j’ai appelé, mais personne ne m’a répondu. Puis j’ai entendu du bruit en provenance de la cuisine. J’y suis allé et là, j’ai vu votre femme, une cuillère à la main, qui tournoyait autour de Jean-Baptiste en chantonnant : « C’est pour qui la bonne brousse au miel de lavande ? C’est pour qui, mmm ? C’est pour mon pichoun adoré ! » Je me suis manifesté à deux reprises, mais ce n’est qu’à la troisième qu’elle s’est finalement aperçue de ma présence.
- C’est pas grave, ça. Il faut bien qu’elle s’amuse un peu de temps en temps. Vous savez, elle ne bouge presque plus de la maison.
- C’est bien ce qui m’inquiète. Elle est en train de se couper du monde.
- Mais non. D’ailleurs, elle va faire ses petites courses tous les matins au village.
- Vous appelez ça une distraction ? Bouger, rencontrer des gens différents, varier ses activités, ça, c’est excellent pour l’entretien des fonctions cérébrales. Mais rester confinée entre quatre murs en compagnie d’une personne mentalement déficiente et ne sortir chaque jour qu’à la même heure pour se rendre au même endroit, il n’y a rien de plus mauvais. Un tel comportement ne peut mener qu’à une régression certaine, particulièrement si le patient est prédisposé à ce genre de troubles.
- Vous exagérez, docteur. Elle ne fait pas que ça. Elle a son jardin à entretenir, le ménage, la cuisine, ses mots croisés et j’en passe.
- On revient à ce que je disais, autrement dit la routine. Sans compter que traiter Jean-Baptiste comme un enfant en bas âge n’est pas du tout indiqué, ni pour l’un ni pour l’autre.
- Moi, je la trouve en pleine forme. Elle est même encore plus joyeuse qu’avant.
- Voyez-vous, chez les personnes atteintes de ce mal, on remarque que les qualités ainsi que les défauts vont en s’amplifiant, comme si le naturel revenait subitement à la surface. Durant toute leur vie d’adulte, les gens ont tendance à refréner leurs pulsions et à masquer leurs faiblesses, à cause des diktats de notre société, de l’éducation reçue, etc. Mais une fois que la maladie évolue, ils oublient progressivement tout ce qu’ils ont acquis. J’ai personnellement suivi pendant bon nombre d’années une dame placée en maison de retraite qui, selon ses enfants, avait toujours été d’une profonde honnêteté, avec juste un léger penchant à l’avarice. Eh bien, les dernières années de sa vie, elle volait de l’argent dans les porte-monnaie de ses voisines de chambre. Ensuite, elle allait le cacher quelque part. Ce pouvait être dans un pot à café, la housse d’un coussin, une chaussure… Je me le rappelle, elle gardait toujours un poing fermé. Même quand l’infirmière voulait la laver, elle refusait de déplier les doigts. Je vous assure que lorsqu’il s’agissait d’aller contre son gré, elle pouvait déployer une force extraordinaire. Nous comprîmes pourquoi : elle cachait dans sa paume deux vieux billets de cinquante francs complètement délavés.
- Quel est le rapport avec ma femme ?
- Vous n’avez pas deviné ? D’aussi loin que je me souvienne, Julia a toujours été d’un naturel vif et gai. Il est donc logique que ce trait de caractère aille en s’accentuant. Mise à part sa gaieté, je vous préviens, elle risque également d’avoir des crises de spontanéité beaucoup plus intenses que par le passé. En réalité, la maladie peut évoluer lentement comme elle peut s’accélérer.
- C’est quoi au juste ?
- Je pensais à l’artériosclérose. Mais sans certitude, je m’empresse de le dire.
- C’est impossible ! Pas à son âge !
- C’est précisément à cause de son âge que je vous conseille de consulter un neuropsychiatre. Je ne vous le cache pas, elle peut aussi souffrir d’une dépression nerveuse… ou être atteinte de la maladie d’Alzheimer. À ce stade, il est difficile de préciser.
- Alzheimer ?! Parce que ma moitié chante un couvert à la main, elle aurait la maladie d’Alzheimer ?
- Je vous répète que je ne suis sûr de rien. S’il n’y avait que l’épisode de la cuillère, je ne me serais pas inquiété, mais il y en a eu d’autres depuis. Tous du même genre. Par moments, elle semble perdre pied et se réfugier dans un univers qui, je suppose, est plus réconfortant pour elle que la réalité. Le tout est de parvenir à déterminer la nature exacte du mal afin d’être en mesure de la soigner. C’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant.
À partir de ce jour-là, Aristide se mit à observer Julia à la dérobée. Les changements qui s’étaient opérés en elle étaient presque imperceptibles. Néanmoins, ils existaient. Petit à petit, son épouse s’était mise à codifier chaque moment du jour, inventant de petits cérémonials connus d’elle seule. Jean-Baptiste en était toujours le centre, le point d’orgue. Ces rituels, somme toute, n’étaient pas bien dangereux, songeait son mari. Mais c’était compter sans l’avis, même sous réserve, du médecin.
Que s’était-il passé ? Quelle était donc la cause de cette métamorphose ? Etait-ce le double choc, brutal, causé par la disparition puis la réapparition de leur pupille ? Le maire se devait à lui-même de l’admettre, il ne s’était guère préoccupé des larmes de sa femme jusqu’ici. Bien sûr, il l’avait consolée, mais, pour être franc, n’avait-il pas surtout pensé à sa propre peine ? Ne s’était-il pas déchargé d’un fameux poids en lui confiant l’entière responsabilité de Jean-Baptiste ?
Contrairement à ce qu’Aristide avait cru, s’occuper de leur neveu était loin de lui être salutaire. Tout le jour en contact avec un fantôme, elle avait pris l’habitude de le considérer comme un jeune enfant. Jean-Baptiste était devenu sa chose, presque un jouet, mais un jouet qui l’emportait peu à peu dans son propre monde.
Cette lente altération déroutait le maire. Lui qui avait cru renaître se trouvait confronté à un problème qui le dépassait. Le dos alourdi par des infortunes surgissant de toutes parts, il ne savait plus à quel saint se vouer. Si, tout compte fait, les bergers disaient vrai ? Si, réellement, un inexplicable malheur était en train de s’abattre sur sa petite communauté ? Et si la réponse se trouvait ailleurs que dans ses confortables certitudes ?
(1) Soupe digestive des lendemains de fête…
(2) Clapier. Tas de pierres réunies par l’agriculteur qui retourne son champ. Par extension, le lieu lui-même.
(3) Inspiré de l’expression (qui joue sur l’accent) : « Tu viens de Tarascon, con ? »
- Mais enfin, Félix, de quoi tu me parles, là ?
- De quoi je te parle ? De quoi je te parle ?! Fan de lune ! Mais de l’huile, bien sûr !
- De l’huile ??? Mais quelle huile ?
- Oh ! dis ! Ne fais pas le malin avec moi, je suis trop vieux pour ça. Tu m’as roulé, Aristide, et ça, je ne le pardonne pas. C’est de l’extorsion d’amitié.
- Qué extorsion ? Explique-toi.
- Que je m’explique ? Eh bien, oui, je vais m’expliquer. Et plutôt deux fois qu’une, té ! Puisque tu fais ta mauvaise tête, je vais te réveiller la cervelle, moi. Tu te rappelles le jour où je t’ai tiré d’embarras parce que môsieur était en panne de Belle Mourgonnaise et qu’il avait peur de se faire dévirer la figure par sa femme ? Ça, au moins, tu t’en rappelles ?
- Que oui, je m’en rappelle ! Et même, je me rappelle que je t’ai acheté six bouteilles pour le prix de douze.
- Là, Aristide, tu me fais peine. Je te croyais pas comme ça.
- Comment, comme ça ? Tu as fait un joli bénéfice et moi, j’ai été sauvé d’une terrible destruction. C’était honnête comme marché, non ?
- Sauvé ! C’est bien le mot. Je t’ai sauvé et toi, indigne, qu’as-tu fait ? Tu m’as menti. Pire, tu m’as engarcé. Comment je vais faire maintenant si je manque d’huile à l’automne ?
- Mais tu n’en manqueras pas, tu as des jarres pleines dans ton cellier ! Qu’est-ce que tu me racontes là pour un pastis ? Et puis, c’est bien toi qui es venu me faire cette proposition, non ?
- Oh ! Pauvre ! À entendre des paroles comme ça, le sang me tourne. Figure-toi, Aristide, que j’ai croisé la mairesse l’autre jour et que nous avons discuté une bonne paire de quarts d’heure.
- Et alors ?
- Et alors ? Dans la discussion, nous avons parlé cuisine. Et qu’est-ce qu’on emploie dans une cuisine ? De l’huile d’olive ! Alors, nous avons parlé huile d’olive. Et en parlant huile d’olive, nous…
- Si tu allais directement au fait, je me sentirais mieux.
- Ne m’énerve pas, Aristide, ou tu vas me faire devenir chèvre. C’est par amitié que je te raconte tout ça. Ta femme, elle m’a dit — en toute innocence, crois-le bien — qu’elle avait trop de Belle Mourgonnaise et qu’elle était obligée de préparer un plein bon dieu de conserves afin de vider ses bouteilles avant la prochaine pression. Elle m’a même proposé de m’apporter de la tapenade et de la riste d’aubergine. Donc, si je comprends bien, tu dépossèdes tes amis les plus fidèles, tu leur demandes des sacrifices qui leur fendent le cœur, alors que tu as de quoi ouvrir un supermarché en ville. Tu es devenu banquier, dis ?
- Hein ?! Mais je t’assure que… Enfin, c’est elle-même qui m’a dit qu’il ne lui en restait presque plus.
- Et tu penses que je vais te croire ?
- Ecoute, Félix, je te le jure sur la tête de Jean-Baptiste, que c’est la vérité. D’ailleurs, je peux te les rendre, si tu veux. Et même, comme je suis un honnête homme, je te les revends au prix que je te les ai achetées.
- Quoi ?! Tu veux m’escroquer, dis ?
En ce beau dimanche, tout le monde était un peu vaseux à l’ombre des platanes. La veille avait eu lieu le grand aïoli offert par la mairie de Mourgue-les-Oliviers et chacun avait profité de l’aubaine en l’arrosant comme il se doit. Avachi dans un fauteuil à la terrasse des Quatre-Saisons, Aristide ne valait guère mieux. Même l’aïgo boulido (1), soupe miracle que sa femme lui avait préparée en rechignant ce matin, n’avait été d’aucun secours.
L’esprit enténébré, le maire ne savait quelle attitude adopter pour convaincre Félix de sa bonne foi et, surtout, se faire pardonner son retour en fanfare à l’aube auprès de sa douce moitié. Saoul comme un âne, il était rentré en chantant à pleine gorge « Ah, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! Ah, ça ira, ça ira, les aristocrates, on les aura ! » Après, histoire de rester discret, il avait jailli comme un diable dans la chambre de Julia et sauté de tout son poids sur le lit… en rugissant ! Dix secondes plus tard, les narines sonores et le souffle aviné, il sombrait dans les bras de Morphée.
Oui, comment faire pour que la mairesse quitte son air renfrogné ? Il le savait, la chamaillerie pouvait de durer des semaines. L’inviter au restaurant ? Non, pas possible. Depuis le retour de Jean-Baptiste, elle refusait de s’absenter trop longtemps du mas. Lui offrir un bijou ? Elle n’en portait presque plus. Lui acheter de nouveaux rosiers ? Le jardin en regorgeait. Alors ?
Submergé par l’angoisse, Aristide réfléchissait. Ou du moins, essayait-il. Félix venait de le quitter, les sourcils heureusement un peu moins froncés, et il se retrouva seul un instant. Il se mit alors à observer le manège du fleuriste, installé comme chaque dimanche sur la place, qui tentait tant bien que mal de conserver intact son éventaire. Depuis le matin, le mistral soufflait à décorner les taureaux de Camargue et le malheureux avait toutes les peines du monde à protéger sa délicate marchandise.
L’imagination toujours en berne, le maire avisa un énorme bouquet de roses. Ravi de sa trouvaille — peu originale, il est vrai, mais n’est-ce pas l’intention qui compte ? —, il héla le fleuriste et passa commande depuis son fauteuil. De toute façon, étant donné son état, c’était préférable.
À cet instant, la cloche sonna la messe de onze heures. Alors qu’Aristide tendait mollement un billet de cinquante euros au marchand, blaguant avec lui comme avec tout un chacun, un bruit considérable retentit qui fit tourner toutes les têtes vers l’église. Mais avant que quiconque n’eût pu réagir, la cloche, désolidarisée de son campanile, roula sur le toit et vint se fracasser à quelques mètres des terrasses, stupéfiant tous ceux qui s’y trouvaient.
Immédiatement, ce fut un branle-bas de combat sans nom parmi les tables. Prises de panique, les mères cherchaient leur progéniture, tandis que la plupart se ruaient vers le lieu de l’accident. Au moment de la chute, un groupe d’enfants jouait à cache-cache entre les voitures garées au pied de l’église et tous redoutèrent le pire. Par bonheur, seules la camionnette du père Antoine et la voiture d’un touriste furent endommagées. Avec des soupirs de soulagement, on consola bien vite les petits qui hurlaient de terreur… et les parents dont certains, encore sous le choc, tremblaient de tous leurs membres.
C’était miracle qu’il n’y eût pas de victime. Néanmoins, songeait le maire, comment la cloche avait-elle pu se décrocher alors que le clocher avait subi une complète révision l’automne dernier ? Une question à laquelle l’expertise apporterait sans nul doute des éclaircissements.
Bientôt, pompiers et gendarmes arrivèrent. En quelques dizaines de minutes, la place fut envahie par une foule incroyable. À croire que le bruit de la chute avait résonné jusqu’aux confins de la vallée des Baux ! Réunis autour de la cloche, les hommes du village discutaient, supputaient, apostrophant Aristide à tout bout de champ. Toujours dans les brumes, le maire avait bien du mal à conserver son calme. La crise de nerfs affleurait dangereusement.
Alors que la narration des faits servie aux nouveaux venus se rehaussait d’anecdotes fantaisistes, un camion-grue et deux dépanneuses firent leur entrée dans le bourg. Les travaux de déblaiement débutèrent aussitôt. Enfin, Aristide pouvait respirer !
Pendant ce temps-là, les bergers, réunis sur la place, eux aussi, pour une agréable assemblée dominicale, se regardaient d’un air entendu. Avisant leur manège silencieux, Aristide s’approcha de leur table, les regarda l’un après l’autre dans les yeux, puis s’assit dans le fauteuil resté libre.
- À quoi vous pensez ?
- À ton avis, M. le maire ?
- Si c’est ce que je crois, il ne s’agit que d’une légende. Vous allez tout de même pas ajouter foi à ces contes de bonnes femmes ?
- Té, faudrait peut-être demander à Manonnette ce qu’elle en pense avant de tuer le mouton.
- Manonnette, Manonnette. Mais enfin, Manonnette, elle n’a jamais existé et vous le savez bien.
- Ça, c’est vous qui le dites. Nous, on n’a pas les mêmes pensées. On se disait justement qu’elle pourrait bien y être pour quelque chose, Manonnette. Tout le monde le sait, y a pas de fumée sans feu. Et c’est pas nous qui avons inventé le proverbe, hé !
- Allons donc ! Et toi, Noël, tu y crois à ces galéjades ?
- Pourquoi tu me poses cette question, Aristide ? Tu es le maire, t’as pas besoin de mon avis pour savoir ce qui est juste ou non. Un jour, si tu veux, je te le donnerai, mon avis. Mais pas maintenant. C’est pas encore le moment.
- Bon, soit ! Tout de même, je trouve que vous exagérez, tous. Que penseront les gens quand vous leur expliquerez la cause de cet accident ? Eh bien, ils se diront qu’à Mourgue-les-Oliviers comme chez ma belle-sœur, il tombe des capelans à cheval sur des nonnes. Voilà ce qu’ils se diront ! Ensuite, ils éviteront notre village et ce sera la faillite.
- Tu as une belle-sœur, toi ? Depuis quand ?
- Jobastre ! Que non que j’ai pas de belle-sœur ! C’est juste pour vous montrez que tout ça, c’est des conneries.
- D’abord, les idées des gens, ça nous est égal. Ensuite, est-ce que tu la connais vraiment, toi, l’histoire de Manonnette et du clocher de Saint-Éloi ?
- Bien entendu que je la connais. Dis, Noël, tu oublies à qui tu parles. Si un maire ne connaît pas son folklore sur le bout des doigts, il est bon pour le clapié (2).
- Alors, raconte-la, qu’on l’entende de ta bouche.
- Si tu veux. Bon, hum... Si mes souvenirs sont exacts, selon la légende — je dis bien la légende —, Manonnette est née et a grandi dans ce village. L’enfant est devenue une jolie jeune fille, si jolie, que tous les jeunes gens de la région se disputaient ses faveurs. Mais la demoiselle ne les voyait pas. Le seul homme qui l’intéressait, il était dans le ciel. C’était Jésus-Christ. Cette fille, elle avait la religion dans le sang, comme on dit.
- Jusque-là, c’est exact.
- Un été, un jeune homme d’Avignon est venu passer la saison dans le coin. Dès qu’elle le vit, Manonnette en tomba follement amoureuse. On raconte qu’il était aussi beau qu’elle était belle et aussi riche qu’elle était pauvre. Le gaillard lui fit joliment la cour, avec des manières et tout, et voulut l’épouser. Bien sûr, les parents refusèrent. Les torchons et les serviettes, ça se mélangeait pas en ce temps-là. Enfin, façon de parler. Donc, comme papa avait des relations en haut lieu, impossible pour les tourtereaux de trouver un prêtre qui acceptât de les unir. Faut pas oublier que la jouvencelle était très pieuse. Pas de bénédiction ? Pas de yop la boum sous la couette !
- Aristide… s’il te plaît…
- Oh ! dis, je rigole… Bien, je continue. Sous l’emprise du désespoir, la pauvrette alla se suicider aux Portalets : elle se jeta du haut du rocher des Saintes. Anéanti par la nouvelle, mais très croyant lui aussi, l’amoureux voulut rendre hommage à sa mémoire en faisant construire l’église Saint-Éloi, notre église. À l’époque, y en avait pas encore dans le village. Les travaux lui coûtèrent une fortune, paraît-il. Depuis, Manonnette hante les Portalets. En tout cas, selon les vantardises de Maïté. Voilà, fin de l’histoire !
- Ensuite ?
- Quoi, ensuite ?
- Té, le clocher !
- Ah oui, le clocher. Eh bien, quelques années plus tard, quand les travaux furent quasiment achevés, le jeune homme retourna sur le lieu de ses amours. Il voulait être là lorsque les cloches sonneraient pour la première fois à Mourgue. Mais au lieu de l’accueillir cordialement, les Mourgonnais — ô les ingrats ! — l’accusèrent d’être responsable de la mort de la petite. Tout le monde le savait dans le pays, avant cette malencontreuse rencontre, la jeune fille n’avait qu’une idée en tête : embrasser la religion catholique, apostolique et romaine. Tout un programme, quoi ! Les villageois étaient frustrés car Manonnette avait tout ce qu’il fallait pour devenir une sainte. Pour eux, c’était une fameuse perte. Imaginez ! Encore un peu et ils auraient pu se vanter d’entretenir des relations privilégiées avec le paradis !
- Tu exagères, M. le maire….
- Justement non. Moi, je dis les choses avec une grande et impartiale lucidité. Point à la ligne. Donc, pour les punir de leur manque de reconnaissance, l’amant éploré décida qu’il léguerait l’église et son terrain au village à l’unique condition que le clocher soit réduit à sa plus simple expression. L’andouille avait la prétention d’apprendre aux Mourgonnais et à leur descendance ce qu’était l’humilité ! M’est d’avis qu’il avait été nourri au lait de Tarascon, le con ! (3) Après ce coup en traître, c’est simple, on le revit jamais plus dans le village. Voilà pourquoi notre belle église a dessus le toit un minuscule campanile et une petite cloche toute seulette.
- N’oublie pas la malédiction.
- T’inquiète, je gardais le meilleur pour la fin. Dame ! Là, on a fait fort. Depuis cette époque, une terrible malédiction pèse sur le village : si, un jour, la cloche venait à tomber, Mourgue-les-Oliviers disparaîtrait à tout jamais.
- C’est bien, tu as une bonne mémoire, Aristide.
- Cette histoire, c’est une couillonnade. D’ailleurs, personne ne sait quand ça s’est passé et y a aucune tombe au nom de Manon dans notre cimetière. En plus, c’est pas du tout la version, historique celle-là, qui est consignée dans les archives de la mairie.
- Écoute, M. le maire, si t’y crois pas, ne te sens pas obligé d’en dégoûter les autres. Y a des choses qui s’expliquent pas sur le papier. Et puis, Manonnette, elle a vécu avant que le nouveau cimetière soit construit.
- Et je vous dis, moi, que le jour où Mourgue quittera les Bouches-du-Rhône, je boirai de l’eau !
- Et les taureaux bêleront. On connaît, Aristide. On connaît…
Cependant, les catastrophes ne s’arrêtèrent pas là. La semaine suivante, ce fut au tour de la coopérative. Une nuit, le feu prit subitement dans les frigos de l’arrière-boutique. Avant même que l’alerte n’eût pu être donnée, l’incendie s’étendait déjà aux étages. Le matin, les villageois retrouvèrent une maison complètement calcinée.
Quelques jours plus tard, l’office de tourisme fut saccagé par une bande de jeunes voyous. Tout se passa très vite. En quelques minutes, ils réussirent à détruire le mobilier, vider les quelques euros traînant dans la caisse et rouer de coups l’employée, persuadés que la recette était planquée quelque part. Quand les secours arrivèrent, ils trouvèrent l’hôtesse gisant parmi les dépliants vantant les mérites des sites et produits locaux, un bras cassé et une côte fêlée.
Lâches… et imbéciles avec ça ! fulminait le maire. Que croyaient-ils ? Que l’office de tourisme d’un bourg de deux mille habitants réalisait des bénéfices de supermarché ? Mais même le petit musée des santons attenant à la mairie rapportait dix fois plus !
Aristide était furieux; furieux, malheureux et préoccupé. À croire que ça ne s’arrêterait jamais. Quelques heures plus tôt, Piquet, son secrétaire, était venu l’avertir que son médecin traitant sollicitait une entrevue. Intrigué, Aristide lui avait dit de le faire entrer. Le praticien pénétra dans son bureau la mine grave.
- Je suis désolé de vous déranger à votre travail, M. le maire, mais il est indispensable que je vous parle.
- Ça ne pouvait pas attendre jusqu’à ce soir ?
- Si, bien sûr. Seulement, je préférerais que cette discussion reste privée.
- Vous savez, j’ai pas de secrets pour ma femme… Enfin, presque. Et encore, à peine quelques petites bêtises pas bien méchantes.
- Je m’en doute, je m’en doute. Mais ma visite concerne votre femme, justement.
- Quoi ??? Elle a une maladie grave, c’est ça ?
- Non, non. Surtout, ne paniquez pas. Ce qu’elle a n’est pas mortel, loin de là. Néanmoins, elle est encore un peu jeune, cette pathologie ne se manifestant en général que passé la soixantaine. Et pour être franc, je ne suis même pas sûr de mon diagnostic.
- Bon, je vous écoute.
- Très bien. Voici ce qu’il en est. Comme vous le savez, je passe toutes les semaines rendre visite à Jean-Baptiste depuis qu’il est rentré et…
- À propos, comment vous le trouvez ?
- Euh… Physiquement, il est en pleine forme. Psychiquement, c’est le statu quo depuis son retour. Je ne peux malheureusement rien garantir. On voit des patients dans le même état à qui un choc suffit pour récupérer leurs facultés et d’autres qui végètent jusqu’à la fin de leur vie. Il s’agit vraiment de cas par cas.
- Et pour Julia ?
- J’y arrive. En fait, il y a quelques semaines de cela, je suis passé un peu plus tôt que d’habitude. Le portail du jardin était ouvert et je suis entré sans sonner, me disant que je frapperais à la porte du mas. Comme la porte était ouverte, elle aussi, j’ai appelé, mais personne ne m’a répondu. Puis j’ai entendu du bruit en provenance de la cuisine. J’y suis allé et là, j’ai vu votre femme, une cuillère à la main, qui tournoyait autour de Jean-Baptiste en chantonnant : « C’est pour qui la bonne brousse au miel de lavande ? C’est pour qui, mmm ? C’est pour mon pichoun adoré ! » Je me suis manifesté à deux reprises, mais ce n’est qu’à la troisième qu’elle s’est finalement aperçue de ma présence.
- C’est pas grave, ça. Il faut bien qu’elle s’amuse un peu de temps en temps. Vous savez, elle ne bouge presque plus de la maison.
- C’est bien ce qui m’inquiète. Elle est en train de se couper du monde.
- Mais non. D’ailleurs, elle va faire ses petites courses tous les matins au village.
- Vous appelez ça une distraction ? Bouger, rencontrer des gens différents, varier ses activités, ça, c’est excellent pour l’entretien des fonctions cérébrales. Mais rester confinée entre quatre murs en compagnie d’une personne mentalement déficiente et ne sortir chaque jour qu’à la même heure pour se rendre au même endroit, il n’y a rien de plus mauvais. Un tel comportement ne peut mener qu’à une régression certaine, particulièrement si le patient est prédisposé à ce genre de troubles.
- Vous exagérez, docteur. Elle ne fait pas que ça. Elle a son jardin à entretenir, le ménage, la cuisine, ses mots croisés et j’en passe.
- On revient à ce que je disais, autrement dit la routine. Sans compter que traiter Jean-Baptiste comme un enfant en bas âge n’est pas du tout indiqué, ni pour l’un ni pour l’autre.
- Moi, je la trouve en pleine forme. Elle est même encore plus joyeuse qu’avant.
- Voyez-vous, chez les personnes atteintes de ce mal, on remarque que les qualités ainsi que les défauts vont en s’amplifiant, comme si le naturel revenait subitement à la surface. Durant toute leur vie d’adulte, les gens ont tendance à refréner leurs pulsions et à masquer leurs faiblesses, à cause des diktats de notre société, de l’éducation reçue, etc. Mais une fois que la maladie évolue, ils oublient progressivement tout ce qu’ils ont acquis. J’ai personnellement suivi pendant bon nombre d’années une dame placée en maison de retraite qui, selon ses enfants, avait toujours été d’une profonde honnêteté, avec juste un léger penchant à l’avarice. Eh bien, les dernières années de sa vie, elle volait de l’argent dans les porte-monnaie de ses voisines de chambre. Ensuite, elle allait le cacher quelque part. Ce pouvait être dans un pot à café, la housse d’un coussin, une chaussure… Je me le rappelle, elle gardait toujours un poing fermé. Même quand l’infirmière voulait la laver, elle refusait de déplier les doigts. Je vous assure que lorsqu’il s’agissait d’aller contre son gré, elle pouvait déployer une force extraordinaire. Nous comprîmes pourquoi : elle cachait dans sa paume deux vieux billets de cinquante francs complètement délavés.
- Quel est le rapport avec ma femme ?
- Vous n’avez pas deviné ? D’aussi loin que je me souvienne, Julia a toujours été d’un naturel vif et gai. Il est donc logique que ce trait de caractère aille en s’accentuant. Mise à part sa gaieté, je vous préviens, elle risque également d’avoir des crises de spontanéité beaucoup plus intenses que par le passé. En réalité, la maladie peut évoluer lentement comme elle peut s’accélérer.
- C’est quoi au juste ?
- Je pensais à l’artériosclérose. Mais sans certitude, je m’empresse de le dire.
- C’est impossible ! Pas à son âge !
- C’est précisément à cause de son âge que je vous conseille de consulter un neuropsychiatre. Je ne vous le cache pas, elle peut aussi souffrir d’une dépression nerveuse… ou être atteinte de la maladie d’Alzheimer. À ce stade, il est difficile de préciser.
- Alzheimer ?! Parce que ma moitié chante un couvert à la main, elle aurait la maladie d’Alzheimer ?
- Je vous répète que je ne suis sûr de rien. S’il n’y avait que l’épisode de la cuillère, je ne me serais pas inquiété, mais il y en a eu d’autres depuis. Tous du même genre. Par moments, elle semble perdre pied et se réfugier dans un univers qui, je suppose, est plus réconfortant pour elle que la réalité. Le tout est de parvenir à déterminer la nature exacte du mal afin d’être en mesure de la soigner. C’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant.
À partir de ce jour-là, Aristide se mit à observer Julia à la dérobée. Les changements qui s’étaient opérés en elle étaient presque imperceptibles. Néanmoins, ils existaient. Petit à petit, son épouse s’était mise à codifier chaque moment du jour, inventant de petits cérémonials connus d’elle seule. Jean-Baptiste en était toujours le centre, le point d’orgue. Ces rituels, somme toute, n’étaient pas bien dangereux, songeait son mari. Mais c’était compter sans l’avis, même sous réserve, du médecin.
Que s’était-il passé ? Quelle était donc la cause de cette métamorphose ? Etait-ce le double choc, brutal, causé par la disparition puis la réapparition de leur pupille ? Le maire se devait à lui-même de l’admettre, il ne s’était guère préoccupé des larmes de sa femme jusqu’ici. Bien sûr, il l’avait consolée, mais, pour être franc, n’avait-il pas surtout pensé à sa propre peine ? Ne s’était-il pas déchargé d’un fameux poids en lui confiant l’entière responsabilité de Jean-Baptiste ?
Contrairement à ce qu’Aristide avait cru, s’occuper de leur neveu était loin de lui être salutaire. Tout le jour en contact avec un fantôme, elle avait pris l’habitude de le considérer comme un jeune enfant. Jean-Baptiste était devenu sa chose, presque un jouet, mais un jouet qui l’emportait peu à peu dans son propre monde.
Cette lente altération déroutait le maire. Lui qui avait cru renaître se trouvait confronté à un problème qui le dépassait. Le dos alourdi par des infortunes surgissant de toutes parts, il ne savait plus à quel saint se vouer. Si, tout compte fait, les bergers disaient vrai ? Si, réellement, un inexplicable malheur était en train de s’abattre sur sa petite communauté ? Et si la réponse se trouvait ailleurs que dans ses confortables certitudes ?
(1) Soupe digestive des lendemains de fête…
(2) Clapier. Tas de pierres réunies par l’agriculteur qui retourne son champ. Par extension, le lieu lui-même.
(3) Inspiré de l’expression (qui joue sur l’accent) : « Tu viens de Tarascon, con ? »