JEAN-BAPTISTE
Il était près de minuit sur l’une des plus hautes montagnes des Alpilles et l’étoile grandissait, grandissait, grandissait. Jean-Baptiste, muet, n’en croyait pas ses yeux. Noël ne lui avait-il pas dit que des siècles auparavant, elle était déjà passée par là ? Noël, un prénom prédisposé pour une telle étoile et une telle nuit. Noël le berger, lou pastre di Baus (1).
L’étoile scintillait maintenant de mille feux, polissant les tuiles de la petite église Saint-Vincent perchée tout en haut du vieux nid d’aigle baussenc. Là, à la lumière des cierges, le mystère de la Nativité s’accomplissait. Tandis que par-delà le dernier mur encore debout de la forteresse, le ciel se faisait limpide, une peau de velours parsemée de quartz.
Dans les vallées, leur allégresse se percutant de rocher en rocher, les cloches sonnaient la venue d’un Pichoun beau comme un soleil de midi, sain comme le sel et bon comme le pain. De son coin d’asile, Jean-Baptiste pouvait les entendre rire, jouer et chanter. Ne manquait à cette fête, songeait ce cœur simple, que la voix percutante de l’ange Boufarel (2), grand reporter de la venue de l’Enfant devant l’Éternel.
À cet instant, Jean-Baptiste était seul face à son étoile. Il n’avait pas voulu accompagner l’agneau nouveau-né à l’église en compagnie de son ami et des autres bergers. Trop de monde. Et puis, cette église, il ne l’aimait pas. Il préférait sa solitude d’homme né de la montagne, une solitude peuplée d’aventures. Couché à même la pierre glaciale, il se tenait immobile, insensible au grand vent piqueur de joues. La tête dans les images, il rêva…
L’étoile du berger prenait des allures de belle dame à la robe de dentelles irisées. Son royaume se parait des plaines de la Crau et des senteurs épicées de la garrigue avec, en son milieu, la montagne de calcaire et de bauxite de son enfance. Là aussi, on célébrait Noël. N’entendait-il pas, au loin, galoubets, cymbales et tambourins battre au rythme mélodieux d’une farandole ?
Lorsqu’il souleva enfin les paupières, le son joyeux des instruments parvenait toujours à ses oreilles. Clignant des yeux, un soleil frondeur lui barrant la vue, il n’eut pas de suite conscience de l’endroit ni de l’heure. L’espace de quelques instants, toute notion de temps avait disparu. Mais le temps, pour Jean-Baptiste, qu’était-ce, sinon la ronde des feux du ciel ? le chaud et le froid ? la montée de la sève et la saison des cigales ? les moissons, les vendanges et les olivades ? Toutes choses recommencées, immuables. Il n’y avait ni aiguilles ni discontinuité dans le temps de ce jeune homme. En lui-même, pour lui, le temps n’était rien, l’espace comptait autrement plus.
Bientôt, il redescendit vers la vallée, terre des hommes. La musique jouait toujours, son écho s’amplifiant de foulée en foulée jusqu’à ce qu’il longe la pierre des Baux. Comme chaque fois, quitte à effectuer un détour, il suivit un temps la descente rapide des eaux du canal. Il n’aimait pas ce désaccord entre la paix de la montagne et l’agitation de Mourgue-les-Oliviers, son village. Les voitures courant à vive allure, les habitants s’apostrophant d’une terrasse de café à l’autre, les travaux dans l’artère principale, tout cela le dévariait. Les eaux fraîches et ruisselantes étaient pour lui comme un baume l’accompagnant le long de l’asphalte, main dans la main jusqu’aux portes du bourg.
À quelques pas de la grand-place — à juste titre nommée place de la République —, près de l’église Saint-Éloi, des Arlésiennes en calèche lui firent un petit signe de la main. Timide, impressionné par d’aussi jolies personnes et d’aussi belles robes, il devint à tel point cramoisi que son teint, qu’il avait pourtant fortement hâlé, ne put masquer ses rougeurs. Les dames en rirent, l’accent plutôt moqueur, et il dut s’enfuir en courant.
Arrivé sur la place, il chercha avidement son ami des yeux. Il lui fallait un refuge. Mais nulle part, il ne distingua la longue cape brune. Noël devait encore officier aux Baux. En tant que baïle, cette charge — que dis-je, cet honneur —, lui revenait de droit. Désemparé, malheureux, Jean-Baptiste se recroquevilla au pied de la fontaine toute proche, prêt à attendre des heures.
Il y avait maintenant foule dans le village. Touristes et gens du cru arrivaient de partout et tous convergeaient vers le haut lieu des festivités, la fameuse place de la République elle-même. Tous aussi attendaient l’arrivée plus qu’imminente des bergers, des musiciens et des danseuses. Tandis que les touristes s’impatientaient, le regard coincé entre le programme et le cadran de leur montre, on entendait fuser, venus en droite ligne du café des Quatre-Saisons, les rires des villageois… qui en avaient vu d’autres.
Parmi tout ce vacarme, Jean-Baptiste reconnut la joyeuse faconde de M. le maire, son tuteur. Difficile de faire autrement tant sa voix couvrait tout ce qui se disait et s’apostrophait à la ronde. Une voix de stentor. Aujourd’hui, le notable était en forme. De loin et assurément jusqu’à Marseille, on pouvait l’entendre s’exclamer, proclamer, acclamer, tonitruer. Aux dires de son épouse, M. le maire ne supportait pas l’alcool. « Quelques gouttes suffisent » précisait-elle souvent. C’est qu’il avait des excuses, sa douce moitié elle-même en était convaincue. Pourtant, dans toutes les Bouches-du-Rhône, il n’y avait pas une âme, homme ou femme, vieux ou jeune, pour y croire.
Alors que M. le maire Aristide Roumanille s’égosillait tant et plus, vantant les mérites — ô supérieurs — des nouveaux poteaux électriques dont allait bénéficier sa petite communauté, des poteaux èspècialeming pinsés pour le village, Jean-Baptiste releva brusquement la tête, le regard brillant. Enfin, ils arrivaient ! Le premier, il avait perçu ce lointain écho de transhumance, ce chant clair et cadencé de marche lente. Quelques minutes plus tard, une multitude de têtes se tournaient en direction de la route des Baux. Déjà, Jean-Baptiste avait quitté la place.
Au tintement des sonnailles succéda bientôt un grand chapeau de feutre noir. Jean-Baptiste exultait. Sous le couvre-chef apparaissaient une barbe blanche, plus large que longue, et une paire d’yeux malicieux qui n’avaient rien à envier à la Grande bleue. Noël. À sa main, une tresse laineuse, et au bout de cette tresse, un vieux et noble bélier, l’aîné, le seigneur du troupeau et sûrement l’un des plus fidèles compagnons du berger. Natté, houppé de rouge, ses cornes massives s’enroulant par trois fois autour de ses oreilles, le mérinos d’Arles avançait royalement, prêtant le pas à son maître. Suivaient les autres bergers escortés de quelques chèvres, moutons et brebis. Et au milieu de tout ce petit monde, tel un pavois, la charrette de l’agneau calendal… vide !
Dès qu’il s’approcha, Jean-Baptiste vit le renflement sous la cape de son ami et comprit. Sur un signe du berger, il souleva l’étoffe rugueuse, agitée à cet endroit de légers tremblements, et découvrit un tout petit être blanc et rose, grelottant, qui le regardait de ses grands yeux noirs. Lové dans le creux de son bras, l’agneau se terrait.
Le petit n’en pouvait plus de frayeur. Depuis hier au soir, il avait été ballotté, traîné, tiré, porté et emporté. Qu’en avait-il à faire de l’existence d’un enfant né deux mille ans auparavant ? Lui qui, à peine quelques jours après sa propre naissance, avait été arraché à la sollicitude maternelle pour être exposé dans le vent et dans le froid à des regards inconnus en des terres étrangères. Lui à qui on avait pincé la queue afin que, pour une obscure raison, il bêla trois fois pendant l’agnus dei. Manifestant sa détresse, il pleurait, le tendre, appelant sa mère, sa bergerie, toutes choses réconfortantes.
Avait-il conscience de la chance qui venait de lui être offerte ? Certainement non. Quelqu’un ou quelqu’une lui avait-il expliqué qu’étant le dernier-né de l’avent, il avait été choisi pour l’offrande de l’agneau (3) et qu’ainsi, il ne serait jamais sacrifié, mais connaîtrait, à l’image du vieux bélier son ancêtre, une fin sereine et digne ? C’eut été étonnant. Cependant, c’est ce qu’avait tenté Jean-Baptiste, persuadé que cet agnelet qu’il avait vu naître ne pouvait que comprendre. Jean-Baptiste, l’ami des bêtes et des fleurs, le confident de Dieu, le fada du village.
Bientôt danseuses et tambourinaires rejoignirent les bergers sur la place et, dans un joyeux brouhaha, se mêlèrent à la foule. Pour l’occasion, cousins et cousines, tantes et oncles, arrière-grands-parents et arrière-petits-neveux se retrouvaient. Les uns d’Avignon, les autres d’Arles ou d’Eygalières, d’autres encore de la lointaine Cavaillon. Excepté les touristes, qui comptaient fermement sur leur quart d’heure d’animations locales, personne ne semblait être pressé de quoi que ce fut, trop heureux de ces retrouvailles, et certainement pas d’entendre le discours du sieur Roumanille, premier notable de la bourgade, mais peut-être bien le dernier quand il s’agissait d’honorer les délais de ses commandes !
À ce qui se chuchotait, M. le maire en était à sa hum… nième goutte de pastaga lorsqu’il s’avança, rougeaud, vers le joyeux attroupement qui s’était formé au pied de l’estrade. Ajustant sa mise autant que son état le lui permettait, il gravit les quelques échelons qui le séparaient du micro. Quoique légèrement chiffonné, il affichait belle prestance, de celle de ces hommes qui, malgré les vicissitudes inhérentes à leur lourde charge, restent conscients de la terrible gravité de leur rôle et des effroyables responsabilités qui pèsent sur leurs épaules. Tel était M. Roumanille, un homme res-pon-sa-ble !
Afin d’exercer quelque peu sa voix, et aussi avec l’intention de calmer ses ouailles qui n’en avaient cure, Aristide Roumanille, en professionnel que l’on devine, compta dans le micro. « Un, deux… » A peine arrivé à trois, il reçut de plein fouet une vague de cris de protestation. Il voulut recommencer, plutôt choqué par ce manque de civilité de la part de ses Mourgonnais, mais les mêmes clameurs fusèrent. À chacune de ses tentatives, vrillant les tympans, émanaient des enceintes des sons discordants à la limite du soutenable. Saisissant le problème, l’idée lui vint d’inspecter le micro. Avant même que sa main ne touchât l’instrument, un « Nooon ! » hurlé d’une même voix la figea. Se tournant vers le responsable de l’installation, il le vit tout emberlificoté dans ses fils. De son état préposé à l’entretien des sites et jardins, le pauvre semblait complètement dépassé par la complexité des techniques d’amplification. Fort à propos, quelques heureuses chipoteries suffirent et tout rentra dans l’ordre. M. le maire put enfin officier.
Ces quelques désagréments présentèrent néanmoins un avantage, celui de freiner les ardeurs de la conversation de ses administrés. Il prit alors son air le plus solennel, déplia un grand papier froissé par l’angoisse due à ce retard et se mit à claironner : « Gens de Mourgue-les-Oliviers, gens d’ici et d’ailleurs. En cette magnifique journée de Calèndo, c’est avec un honneur sans sa pareille que je … »
Tout y passa, des poteaux aux futures et encore lointaines fêtes de la Saint-Eloi, en passant par la laborieuse mais méritée victoire remportée par un fier Mourgonnais au dernier concours de boules de la Galine. Pendant ce temps, l’agneau hurlait tant et plus dans les bras de Noël, ce qui occasionna quelques rires plus ou moins étouffés dans l’assemblée et fit dire à certains que, pour le bien de tous, hommes et bêtes, M. le maire ferait mieux de s’occuper uniquement de ses meubles et de son fada. C’était déjà bien assez comme ça !
Entendant ces propos, le sang de Noël ne fit qu’un tour. Avec une tendresse infinie, il confia l’agnelet à Jean-Baptiste et, en deux enjambées, alla discrètement mais fermement faire taire les importuns. Un berger baussenc défendant un notable mourgonnais, de mémoire de villageois, ça ne s’était jamais vu. Tout ça parce qu’un jour, par le plus grand des hasards, un malade mental les avait réunis l’un et l’autre. Une nouvelle porte venait de s’ouvrir à la parlerie, c’était certain.
Jean-Baptiste était bien loin de ces considérations de paroisse. Tandis que les palabres fomentaient dans les esprits de quelques-uns, les plus pauvres, il berçait l’agneau, le geste énamouré. Enfoui dans des flots de chaleur laineuse, le nouveau-né se taisait, tétant goulûment l’immense chandail aux aisselles.
Le discours achevé, les festivités annoncées purent commencer. Cabrioles et pirouettes envahirent l’estrade pour le plus grand bonheur de tous, en particulier des parents, fiers des prodiges accomplis par leur progéniture. Le pas léger, les jeunes Mireille virevoltaient d’un coin à l’autre de la scène et c’était bonheur de les regarder.
Alors que le spectacle allait son train, Noël et Aristide se retirèrent discrètement. Quant à Jean-Baptiste, il était toujours à la même place. Entouré des bergers comme d’un rempart de bienveillance, l’agneau dans les bras, il se fondit en pensées. Tout autour, il n’y avait plus ni bruit ni foule, ni village ni fête, juste le soleil, la Provence, l’agneau et lui. Comme à son habitude lorsqu’un trop-plein le submergeait, il s’égarait en des terres incultes connues de lui seul et que nul, sinon peut-être la verve du poète, n’aurait pu appréhender.
Où était-il à cette heure ? Que voyait-il ? Qu’entendait-il ?
C’était un long cri sans fond ni demi mesure. Et sur ce cri, pour le couvrir et l’ensevelir, brillait un soleil crevant de chaleur et de lumière. Des teintes bleu dur et vert acide tranchaient sur ce jaune cru. Une vision sans finesse ni nuance, la panique d’un homme de failles dans un monde qui lui échappait. À chacun sa balance et la sienne vint bientôt poser une main réparatrice sur les soubresauts de son âme. Le geste de Dieu sur la misère d’un fou. C’est alors qu’un appel lointain se fit entendre qui liquéfia les couleurs. Celles-ci se résorbèrent puis réapparurent autrement enlacées. Un nouvel univers était né. Le cœur de Jean-Baptiste était une fois de plus au repos.
(1) Le pâtre des Baux (-de-Provence).
(2) Boufarèu est l'ange joufflu de la crèche provençale. On le représente ainsi car il gonfle ses joues en jouant de la trompette.
(3) L’offrande fait partie du pastrage, cérémonie se déroulant au cours de la messe de minuit.
L’étoile scintillait maintenant de mille feux, polissant les tuiles de la petite église Saint-Vincent perchée tout en haut du vieux nid d’aigle baussenc. Là, à la lumière des cierges, le mystère de la Nativité s’accomplissait. Tandis que par-delà le dernier mur encore debout de la forteresse, le ciel se faisait limpide, une peau de velours parsemée de quartz.
Dans les vallées, leur allégresse se percutant de rocher en rocher, les cloches sonnaient la venue d’un Pichoun beau comme un soleil de midi, sain comme le sel et bon comme le pain. De son coin d’asile, Jean-Baptiste pouvait les entendre rire, jouer et chanter. Ne manquait à cette fête, songeait ce cœur simple, que la voix percutante de l’ange Boufarel (2), grand reporter de la venue de l’Enfant devant l’Éternel.
À cet instant, Jean-Baptiste était seul face à son étoile. Il n’avait pas voulu accompagner l’agneau nouveau-né à l’église en compagnie de son ami et des autres bergers. Trop de monde. Et puis, cette église, il ne l’aimait pas. Il préférait sa solitude d’homme né de la montagne, une solitude peuplée d’aventures. Couché à même la pierre glaciale, il se tenait immobile, insensible au grand vent piqueur de joues. La tête dans les images, il rêva…
L’étoile du berger prenait des allures de belle dame à la robe de dentelles irisées. Son royaume se parait des plaines de la Crau et des senteurs épicées de la garrigue avec, en son milieu, la montagne de calcaire et de bauxite de son enfance. Là aussi, on célébrait Noël. N’entendait-il pas, au loin, galoubets, cymbales et tambourins battre au rythme mélodieux d’une farandole ?
Lorsqu’il souleva enfin les paupières, le son joyeux des instruments parvenait toujours à ses oreilles. Clignant des yeux, un soleil frondeur lui barrant la vue, il n’eut pas de suite conscience de l’endroit ni de l’heure. L’espace de quelques instants, toute notion de temps avait disparu. Mais le temps, pour Jean-Baptiste, qu’était-ce, sinon la ronde des feux du ciel ? le chaud et le froid ? la montée de la sève et la saison des cigales ? les moissons, les vendanges et les olivades ? Toutes choses recommencées, immuables. Il n’y avait ni aiguilles ni discontinuité dans le temps de ce jeune homme. En lui-même, pour lui, le temps n’était rien, l’espace comptait autrement plus.
Bientôt, il redescendit vers la vallée, terre des hommes. La musique jouait toujours, son écho s’amplifiant de foulée en foulée jusqu’à ce qu’il longe la pierre des Baux. Comme chaque fois, quitte à effectuer un détour, il suivit un temps la descente rapide des eaux du canal. Il n’aimait pas ce désaccord entre la paix de la montagne et l’agitation de Mourgue-les-Oliviers, son village. Les voitures courant à vive allure, les habitants s’apostrophant d’une terrasse de café à l’autre, les travaux dans l’artère principale, tout cela le dévariait. Les eaux fraîches et ruisselantes étaient pour lui comme un baume l’accompagnant le long de l’asphalte, main dans la main jusqu’aux portes du bourg.
À quelques pas de la grand-place — à juste titre nommée place de la République —, près de l’église Saint-Éloi, des Arlésiennes en calèche lui firent un petit signe de la main. Timide, impressionné par d’aussi jolies personnes et d’aussi belles robes, il devint à tel point cramoisi que son teint, qu’il avait pourtant fortement hâlé, ne put masquer ses rougeurs. Les dames en rirent, l’accent plutôt moqueur, et il dut s’enfuir en courant.
Arrivé sur la place, il chercha avidement son ami des yeux. Il lui fallait un refuge. Mais nulle part, il ne distingua la longue cape brune. Noël devait encore officier aux Baux. En tant que baïle, cette charge — que dis-je, cet honneur —, lui revenait de droit. Désemparé, malheureux, Jean-Baptiste se recroquevilla au pied de la fontaine toute proche, prêt à attendre des heures.
Il y avait maintenant foule dans le village. Touristes et gens du cru arrivaient de partout et tous convergeaient vers le haut lieu des festivités, la fameuse place de la République elle-même. Tous aussi attendaient l’arrivée plus qu’imminente des bergers, des musiciens et des danseuses. Tandis que les touristes s’impatientaient, le regard coincé entre le programme et le cadran de leur montre, on entendait fuser, venus en droite ligne du café des Quatre-Saisons, les rires des villageois… qui en avaient vu d’autres.
Parmi tout ce vacarme, Jean-Baptiste reconnut la joyeuse faconde de M. le maire, son tuteur. Difficile de faire autrement tant sa voix couvrait tout ce qui se disait et s’apostrophait à la ronde. Une voix de stentor. Aujourd’hui, le notable était en forme. De loin et assurément jusqu’à Marseille, on pouvait l’entendre s’exclamer, proclamer, acclamer, tonitruer. Aux dires de son épouse, M. le maire ne supportait pas l’alcool. « Quelques gouttes suffisent » précisait-elle souvent. C’est qu’il avait des excuses, sa douce moitié elle-même en était convaincue. Pourtant, dans toutes les Bouches-du-Rhône, il n’y avait pas une âme, homme ou femme, vieux ou jeune, pour y croire.
Alors que M. le maire Aristide Roumanille s’égosillait tant et plus, vantant les mérites — ô supérieurs — des nouveaux poteaux électriques dont allait bénéficier sa petite communauté, des poteaux èspècialeming pinsés pour le village, Jean-Baptiste releva brusquement la tête, le regard brillant. Enfin, ils arrivaient ! Le premier, il avait perçu ce lointain écho de transhumance, ce chant clair et cadencé de marche lente. Quelques minutes plus tard, une multitude de têtes se tournaient en direction de la route des Baux. Déjà, Jean-Baptiste avait quitté la place.
Au tintement des sonnailles succéda bientôt un grand chapeau de feutre noir. Jean-Baptiste exultait. Sous le couvre-chef apparaissaient une barbe blanche, plus large que longue, et une paire d’yeux malicieux qui n’avaient rien à envier à la Grande bleue. Noël. À sa main, une tresse laineuse, et au bout de cette tresse, un vieux et noble bélier, l’aîné, le seigneur du troupeau et sûrement l’un des plus fidèles compagnons du berger. Natté, houppé de rouge, ses cornes massives s’enroulant par trois fois autour de ses oreilles, le mérinos d’Arles avançait royalement, prêtant le pas à son maître. Suivaient les autres bergers escortés de quelques chèvres, moutons et brebis. Et au milieu de tout ce petit monde, tel un pavois, la charrette de l’agneau calendal… vide !
Dès qu’il s’approcha, Jean-Baptiste vit le renflement sous la cape de son ami et comprit. Sur un signe du berger, il souleva l’étoffe rugueuse, agitée à cet endroit de légers tremblements, et découvrit un tout petit être blanc et rose, grelottant, qui le regardait de ses grands yeux noirs. Lové dans le creux de son bras, l’agneau se terrait.
Le petit n’en pouvait plus de frayeur. Depuis hier au soir, il avait été ballotté, traîné, tiré, porté et emporté. Qu’en avait-il à faire de l’existence d’un enfant né deux mille ans auparavant ? Lui qui, à peine quelques jours après sa propre naissance, avait été arraché à la sollicitude maternelle pour être exposé dans le vent et dans le froid à des regards inconnus en des terres étrangères. Lui à qui on avait pincé la queue afin que, pour une obscure raison, il bêla trois fois pendant l’agnus dei. Manifestant sa détresse, il pleurait, le tendre, appelant sa mère, sa bergerie, toutes choses réconfortantes.
Avait-il conscience de la chance qui venait de lui être offerte ? Certainement non. Quelqu’un ou quelqu’une lui avait-il expliqué qu’étant le dernier-né de l’avent, il avait été choisi pour l’offrande de l’agneau (3) et qu’ainsi, il ne serait jamais sacrifié, mais connaîtrait, à l’image du vieux bélier son ancêtre, une fin sereine et digne ? C’eut été étonnant. Cependant, c’est ce qu’avait tenté Jean-Baptiste, persuadé que cet agnelet qu’il avait vu naître ne pouvait que comprendre. Jean-Baptiste, l’ami des bêtes et des fleurs, le confident de Dieu, le fada du village.
Bientôt danseuses et tambourinaires rejoignirent les bergers sur la place et, dans un joyeux brouhaha, se mêlèrent à la foule. Pour l’occasion, cousins et cousines, tantes et oncles, arrière-grands-parents et arrière-petits-neveux se retrouvaient. Les uns d’Avignon, les autres d’Arles ou d’Eygalières, d’autres encore de la lointaine Cavaillon. Excepté les touristes, qui comptaient fermement sur leur quart d’heure d’animations locales, personne ne semblait être pressé de quoi que ce fut, trop heureux de ces retrouvailles, et certainement pas d’entendre le discours du sieur Roumanille, premier notable de la bourgade, mais peut-être bien le dernier quand il s’agissait d’honorer les délais de ses commandes !
À ce qui se chuchotait, M. le maire en était à sa hum… nième goutte de pastaga lorsqu’il s’avança, rougeaud, vers le joyeux attroupement qui s’était formé au pied de l’estrade. Ajustant sa mise autant que son état le lui permettait, il gravit les quelques échelons qui le séparaient du micro. Quoique légèrement chiffonné, il affichait belle prestance, de celle de ces hommes qui, malgré les vicissitudes inhérentes à leur lourde charge, restent conscients de la terrible gravité de leur rôle et des effroyables responsabilités qui pèsent sur leurs épaules. Tel était M. Roumanille, un homme res-pon-sa-ble !
Afin d’exercer quelque peu sa voix, et aussi avec l’intention de calmer ses ouailles qui n’en avaient cure, Aristide Roumanille, en professionnel que l’on devine, compta dans le micro. « Un, deux… » A peine arrivé à trois, il reçut de plein fouet une vague de cris de protestation. Il voulut recommencer, plutôt choqué par ce manque de civilité de la part de ses Mourgonnais, mais les mêmes clameurs fusèrent. À chacune de ses tentatives, vrillant les tympans, émanaient des enceintes des sons discordants à la limite du soutenable. Saisissant le problème, l’idée lui vint d’inspecter le micro. Avant même que sa main ne touchât l’instrument, un « Nooon ! » hurlé d’une même voix la figea. Se tournant vers le responsable de l’installation, il le vit tout emberlificoté dans ses fils. De son état préposé à l’entretien des sites et jardins, le pauvre semblait complètement dépassé par la complexité des techniques d’amplification. Fort à propos, quelques heureuses chipoteries suffirent et tout rentra dans l’ordre. M. le maire put enfin officier.
Ces quelques désagréments présentèrent néanmoins un avantage, celui de freiner les ardeurs de la conversation de ses administrés. Il prit alors son air le plus solennel, déplia un grand papier froissé par l’angoisse due à ce retard et se mit à claironner : « Gens de Mourgue-les-Oliviers, gens d’ici et d’ailleurs. En cette magnifique journée de Calèndo, c’est avec un honneur sans sa pareille que je … »
Tout y passa, des poteaux aux futures et encore lointaines fêtes de la Saint-Eloi, en passant par la laborieuse mais méritée victoire remportée par un fier Mourgonnais au dernier concours de boules de la Galine. Pendant ce temps, l’agneau hurlait tant et plus dans les bras de Noël, ce qui occasionna quelques rires plus ou moins étouffés dans l’assemblée et fit dire à certains que, pour le bien de tous, hommes et bêtes, M. le maire ferait mieux de s’occuper uniquement de ses meubles et de son fada. C’était déjà bien assez comme ça !
Entendant ces propos, le sang de Noël ne fit qu’un tour. Avec une tendresse infinie, il confia l’agnelet à Jean-Baptiste et, en deux enjambées, alla discrètement mais fermement faire taire les importuns. Un berger baussenc défendant un notable mourgonnais, de mémoire de villageois, ça ne s’était jamais vu. Tout ça parce qu’un jour, par le plus grand des hasards, un malade mental les avait réunis l’un et l’autre. Une nouvelle porte venait de s’ouvrir à la parlerie, c’était certain.
Jean-Baptiste était bien loin de ces considérations de paroisse. Tandis que les palabres fomentaient dans les esprits de quelques-uns, les plus pauvres, il berçait l’agneau, le geste énamouré. Enfoui dans des flots de chaleur laineuse, le nouveau-né se taisait, tétant goulûment l’immense chandail aux aisselles.
Le discours achevé, les festivités annoncées purent commencer. Cabrioles et pirouettes envahirent l’estrade pour le plus grand bonheur de tous, en particulier des parents, fiers des prodiges accomplis par leur progéniture. Le pas léger, les jeunes Mireille virevoltaient d’un coin à l’autre de la scène et c’était bonheur de les regarder.
Alors que le spectacle allait son train, Noël et Aristide se retirèrent discrètement. Quant à Jean-Baptiste, il était toujours à la même place. Entouré des bergers comme d’un rempart de bienveillance, l’agneau dans les bras, il se fondit en pensées. Tout autour, il n’y avait plus ni bruit ni foule, ni village ni fête, juste le soleil, la Provence, l’agneau et lui. Comme à son habitude lorsqu’un trop-plein le submergeait, il s’égarait en des terres incultes connues de lui seul et que nul, sinon peut-être la verve du poète, n’aurait pu appréhender.
Où était-il à cette heure ? Que voyait-il ? Qu’entendait-il ?
C’était un long cri sans fond ni demi mesure. Et sur ce cri, pour le couvrir et l’ensevelir, brillait un soleil crevant de chaleur et de lumière. Des teintes bleu dur et vert acide tranchaient sur ce jaune cru. Une vision sans finesse ni nuance, la panique d’un homme de failles dans un monde qui lui échappait. À chacun sa balance et la sienne vint bientôt poser une main réparatrice sur les soubresauts de son âme. Le geste de Dieu sur la misère d’un fou. C’est alors qu’un appel lointain se fit entendre qui liquéfia les couleurs. Celles-ci se résorbèrent puis réapparurent autrement enlacées. Un nouvel univers était né. Le cœur de Jean-Baptiste était une fois de plus au repos.
(1) Le pâtre des Baux (-de-Provence).
(2) Boufarèu est l'ange joufflu de la crèche provençale. On le représente ainsi car il gonfle ses joues en jouant de la trompette.
(3) L’offrande fait partie du pastrage, cérémonie se déroulant au cours de la messe de minuit.