LA SOUFFRANCE D’UN FOU
Ne extra oleas,
Ne vous éloignez pas des oliviers.
Vieil adage grec.
Ne vous éloignez pas des oliviers.
Vieil adage grec.
- Coquin de voleur de bonsoir ! Jean-Baptiste, mon grand, que fais-tu dans cette antiquaille d’olivier ?
- J’attends.
- Tu attends quoi, dis ? De pouvoir décrocher la lune ?
- Non, j’attends qu’elle vienne.
- Ah, bon. Mais tu sais, tu en as encore pour quelques paires d’heures. Viens plutôt prendre un bon lait chaud au mas. Je te le parfumerai avec du miel de romarin. Je crois qu’il m’en reste quelque part. C’est qu’il fait froid ici.
- Non, j’attends qu’elle vienne.
- Comme tu veux. Mais je te préviens, elle risque de te trouver tout gelé et tout crevassé quand elle montera là-haut et toi, mon pauvre, tu manqueras ton rendez-vous.
- …
- Allez, puisque c’est comme ça, adieu, Jean-Baptiste.
Ainsi avait parlé Fernand alors qu’il passait près du jeune homme, revenant d’une petite visite à son vieux compère d’échauffourée, Félix. Se disant qu’il ne servait à rien de contredire un fada, il s’en alla, dans la main une bouteille vide se balançant le long de sa jambe. Etait-ce la rouille arthritique de sa hanche ou la conscience de ce qui l’entourait, il ralentit le pas. « J’ai bien de la chance, se causait-il à lui-même. Oui, j’ai bien de la chance. » L’hiver du mortel est féroce qui veut qu’une année de plus soit une année de gagnée au champ d’honneur contre l’implacable horloge adverse. Et l’homme de la vigne adoucit encore l’allure, vieux santon d’argile prenant son temps de peur de le perdre.
Tandis que Fernand s’éloignait, descendant son chemin de rocailles, et que le soleil s’approchait, rejoignant son zénith, Jean-Baptiste scrutait la nue, cherchant toujours son astre entre les migrations de nuages qui lui masquaient désagréablement l’horizon. Cependant, nulle vapeur boutée par le vent ne lui dévoilait la moindre présence sélène. Comme de juste, la belle se faisait attendre.
De son poste d’observation, un gourmand entre les dents, il embrassait la vallée, ses édifices, ses habitants, avec au loin, la mer, inaccessible aujourd’hui. Tout paraissait si petit vu d’en haut. Un vaste plateau sur lequel l’enfant aurait posé ses jouets.
Avec un fou à sa tête, ses puissantes racines trois fois centenaires se tordant à ses pieds, le vieil olivier au corps buriné par les âges avait à peine conscience du poids léger que supportaient ses massives branches charpentières; la chair était en dormance, comme de coutume en cette saison. Chatouillées par une fine brise, ses branches frémissaient en pluie de pruine argentée et venaient par instants picoter malicieusement le visage de Jean-Baptiste qui en riait de contentement.
Se gorgeant de soleil, l’oléastre au tronc de cordes et de caries tourmenté en avait vu d’autres et de bien pires. Celle-ci ne pouvait être que douce à ses réminiscences ligneuses. En effet, n’était-ce pas Jean-Baptiste qui, les soirs de grand froid, venait couvrir sa souche d’une chaude couverture protectrice ? N’était-ce pas lui aussi qui, certains jours particuliers, l’avait orné d’une profusion de fleurs de garrigue, apportant un peu de sollicitude et de réconfort à sa pesante solitude ? Quand il ne lui faisait pas l’offrande de quelques salutaires ablutions et labours, à lui, le sauvage. Ce même Jean-Baptiste qui, depuis des heures maintenant, attendait une lune selon toute vraisemblance retardataire.
Enfin, elle arriva, précédée de peu par l’aigle aux prunelles de feu. Voguant vers le soleil, l’oiseau coulait avec majesté sur les flots du vent. Soudain, d’un imperceptible mouvement de ses rémiges primaires, il bascula, changea de cap, puis plongea, ailes repliées, à une vitesse vertigineuse vers la vallée. À quelques mètres du sol, les serres en avant, il ouvrit largement ses ailes, saisit un lapin courant, se redressa en virant et remonta pour aller se poser sur une large plate-forme rocheuse. Le tout en quelques secondes.
D’où il se trouvait, Jean-Baptiste avait pu observer toute la scène. Fasciné, il continuait d’attacher ses regards sur le grand rapace qui, de son bec puissant, déchirait sa proie, les ailes déployées en dôme sur ce précieux butin.
« Chatakaaaa ! » hurla le fou en signe de victoire, les yeux levés vers le ciel qui, peu à peu, s’assombrissait. Mais en lieu et place d’un possible écho, il reçut une réponse pour le moins surprenante. « Bééé… bééé… » répliqua la roche bavarde. « Bééééé… » répéta-t-elle encore, de peur de n’avoir pas été entendue.
Intrigué, Jean-Baptiste descendit de son arbre et dévala la pente raide qui le séparait de l’endroit d’où cette vive répartie avait été lancée. Là, il découvrit un agneau de quelques mois à peine, perché sur une étroite aspérité de la roche, l’air contrit. Les pattes mal assurées, le pauvre ne savait comment se dépêtrer d’une aussi méchante situation. Aussitôt, le jeune homme vint à son secours, délivra l’animal et le déposa un peu plus loin. Cet agneau, il l’avait reconnu dès l’abord. N’était-ce pas lui qu’une après-midi, il avait chaudement tenu contre sa poitrine ?
Avec la ferme intention de ramener l’égaré à son berger avant la tombée du jour, et cela malgré la venue de l’astre des nuits, sa mie, il entreprit de redescendre vers la vallée. Reconnaissant, l’animal le suivit docilement. Mais à peine parvinrent-ils sur le chemin emprunté par Fernand quelques heures plus tôt qu’un grand vacarme se fit entendre dans le ciel.
Au vu des nuages qui s’emballaient et roulaient déjà dans les airs, lourd chariot emporté par la démence d’un attelage gigantesque, Jean-Baptiste comprit qu’il n’aurait pas le temps de rejoindre la bergerie avant que l’orage n’éclate. Sa seule alternative : se réfugier quelque part dans les Alpilles. Portant l’agneau dans ses bras, il gravit la roche le plus rapidement qu’il put, sachant que de ce côté-ci de la montagne, il ne trouverait que de petites combes sans grande protection.
Empruntant des passages connus de lui seul, il aboutit finalement à l’entrée d’un profond défilé aux trois-quarts obstrué par la broussaille et dont les parois étaient taraudées de nombreuses cavités.
Là-haut, plus que jamais, les nuées menaient leur folle sarabande, grondant, tonitruant, hurlant tout le fiel accumulé pendant l’hiver. Par moments, des gifles monstrueuses déchiraient l’espace de leur sonorité assourdissante, faisant gémir la montagne de cuisantes douleurs. On eut dit que le diable en personne avait décidé d’orchestrer cette titanesque manœuvre de quelques claquements de queue bien sentis.
Pendant ce temps, l’agneau pleurait toutes les larmes de l’enfance ovine, se serrant au plus près de Jean-Baptiste. D’où ils se trouvaient, ils ne pouvaient voir l’œuvre pantagruélique des entrailles du ciel. Seul leur parvenait le martèlement intermittent des éclairs; sons et lumières qui, d’ailleurs, suffisaient amplement à leur effroi.
Bientôt, des trombes d’eau s’abattirent sur la contrée, la submergeant avec une avidité de croque-mitaine au ventre cavé. Des torrents se créèrent, terres, pierres et racines déboulèrent, tandis que le vent, emporté par la pluie, formait avec elle des nœuds tourbillonnants où nul oiseau n’aurait osé s’aventurer.
L’eau glacée s’insinuant jusqu’à leur repaire, les deux rescapés frissonnaient autant de peur que de froid dans leur abri de roches creuses, attendant que le rideau tombe enfin sur cet infernal chaos. Puis, aussi vite qu’il était apparu, l’orage cessa, abandonnant derrière lui, boueux corrompu, de sinistres traînées de débris épars.
Lâchant son étreinte, Jean-Baptiste se releva, laissant à l’animal le loisir de se dégourdir après une expérience si éprouvante, certainement la première de cette nature qu’il eut à affronter. Mais au lieu de gentiment gambader alentour, le petit se mit à courir comme un cheval emballé. S’échappant de la grotte, il fila vers le fond du défilé, trébuchant tant et plus sur les épaves de la tourmente.
Alors que la nuit tombait, Jean-Baptiste poursuivait l’agneau, tantôt de près, tantôt de loin. Grêle encore, il se faufilait partout, franchissant des dégagements qu’un homme de vingt-cinq ans, aussi agile soit-il, avait bien du mal à traverser. La course fouettée par l’émotion toute récente, l’animal parvint finalement au pied du rocher des Saintes où il stoppa net, le souffle court. Blessé en de multiples endroits, épuisé, il se coucha sur le flanc et ne bougea plus.
Dans un ciel maintenant épuré de ses inaccessibles humeurs, une face de lune ronde et rousse resplendissait, incitant la pierre à se teindre de vagues de cornaline. L’atmosphère imbibée d’électricité tremblait encore sur ses bases alors que le lieu s’imprégnait crescendo d’un sentiment inhabituel : une sensibilité à verser des pleurs tirés d’on ne sait quel puits et qui gémissait doucement. Comme si quelques plumes d’ange s’étaient attardées un instant dans l’air, le parfumant de notes poignantes, peut-être un hymne à l’amour, un hommage aux dieux déchus…
Quelque chose d’incompréhensible, une émotion nouvelle et qui frisait par moments l’inquiétude régnait, tactile et pourtant inexistante. Jean-Baptiste percevait cela, l’entendait et le ressentait tandis que, de tendres caresses, il réconfortait l’agneau.
Voulant installer le petit plus confortablement, il le souleva légèrement afin de balayer de la main les cailloux qui, certainement, devaient blesser sa jeune peau. Cependant, au lieu de pierraille, ses doigts rencontrèrent celle qu’il avait tant cherchée, son offrande, le fruit d’un travail d’absolue et belle patience : sa rose.
Morcelée, elle n’était plus que guenilles et oripeaux, misérable. Alors, des larmes plein les yeux, le jeune homme ramassa à tâtons les fragments éparpillés. Un temps, il avait cru que l’aigle l’avait découverte et emportée dans son aire. Un temps, il avait cru que cette obole sculptée avec sa propre peine avait pansé les plaies souterraines du rapace. Mais il n’en était rien. L’oiseau ignorait, aurait-on dit.
Les restes de son bien entre les mains, le fada se mit à psalmodier des sons incohérents, balançant mollement son buste d’avant en arrière. Le corps assis en tailleur, l’agneau récupérant progressivement à ses côtés, son esprit s’en alla un peu plus loin, un peu plus vite, un peu plus volontiers aussi.
C’est alors qu’il la vit, resplendissante.
Transparence parmi les transparences, le fantôme à la longue robe apparut aux yeux du jeune homme dans la mouvance d’une fumée opalescente. Avec un port de jeune déesse, elle chemina vers lui à petits pas, gravant son chemin d’un sillage de lumière. Ceint d’une chevelure née des premiers jours de l’automne, son visage souriait à demi, les lèvres fardées de délicatesse pourpre. Par pudeur, une mousse de dentelle grège enrobait sa poitrine, laissant apparaître — était-ce de l’inadvertance ? — une épaule à la rondeur satinée. D’une beauté que l’on aurait aimé chuchoter plutôt que louer, sa présence enracinait plus profondément le mystère, une auréole parmi les ombres.
Le long de son corps se dressait une haute fuscine d’argent de facture plutôt grossière que, d’une main menue, elle maintenait fermement. Toujours, elle avançait vers Jean-Baptiste qu’elle gardait sous sa coupe de sa mystérieuse lumière. À quelques mètres de lui, elle s’immobilisa, écarta les bras en croix et offrit sa gorge à la lune, en attente. C’est alors qu’il entendit s’écouler de la roche d’étranges modulations aux accents de flûte traversière et qui, sans cesse, répétaient les mêmes notes, brèves et aiguës.
À cette musique, à cette présence, à cette lumière, les rochers immobiles s’animèrent. Des faciès se tordirent, exhibant des rictus menaçants. Des gueules jaillirent çà et là des ténèbres des Portalets : vouivres ardentes, dragons fabuleux, masques fantasmagoriques, chimères grimaçantes. Tout un monde de feu et de flammes au service de l’ivresse minérale de cette nuit singulière.
Qu’était-ce donc ? Fatuité de la pierre qui se voulait créature ? Bouffées grandioses de ce qui demeurait par-delà ? Pérennité d’une existence venue du fond des âges ? Ou vision d’un dément dont le dépit obscurcissait l’esprit ?
Pendant que la pierre s’ébrouait tout autour, préservant son énigme, l’apparition s’agenouilla lentement. C’est alors que Jean-Baptiste vit l’aigle magnifique descendre de la nue, des rayons de lune accrochés à ses ailes. Se posant souplement entre le fou et la belle, il se tourna vers elle et, avec une noblesse infinie, inclina sa calotte sombre en guise de salut.
L’être de plumes et l’émanation de fumée croisèrent leur regard. L’une exigeait, l’autre imposait. Dans cet aparté, une âme, une vie, un cœur étaient en balance.
Le défi sembla durer une éternité.
Ensuite, les yeux mi-clos, la déesse marine se redressa et s’approcha du jeune homme à le toucher. Sans un mot, d’un mouvement imprégné d’immémoriale patience, elle recueillit des mains de Jean-Baptiste les reliefs de ce qui fut un geste d’amour, celui d’un cœur gros comme une montagne et fragile comme une ocelle.
À son contact, la rose naquit à nouveau, pleine et entière. Ses pétales se ressoudèrent, sa tige se fortifia, son gynécée palpita, battant une subtile chamade. La matière achevant sa mue, la rose prit sève. Force, flamboiement, ferveur émanaient de ce végétal transfiguré, et qui flottait dans l’espace libre de la nuit. Une main de marraine, certes, avait dû glisser ses doigts sur cette chair fracassée, enfantant une renaissance que le vieux Geppetto en personne n’eut pu renier.
Face à ce miracle, une larme unique perla sur la joue de Jean-Baptiste. Dans cette larme, toute la misère, toute l’incompréhension du monde transpiraient. La souffrance d’un simple qu’une immense impuissance paralysait. Mais aussi de la virulence, de celle capable d’éveiller l’insondable, l’inatteignable source des Alpilles.
À cet instant, une chouette hulotte poussa un long cri sur les ailes des âmes endormies de Mourgue-les-Oliviers : « Fooooou… fooooou… fooooou... »
- J’attends.
- Tu attends quoi, dis ? De pouvoir décrocher la lune ?
- Non, j’attends qu’elle vienne.
- Ah, bon. Mais tu sais, tu en as encore pour quelques paires d’heures. Viens plutôt prendre un bon lait chaud au mas. Je te le parfumerai avec du miel de romarin. Je crois qu’il m’en reste quelque part. C’est qu’il fait froid ici.
- Non, j’attends qu’elle vienne.
- Comme tu veux. Mais je te préviens, elle risque de te trouver tout gelé et tout crevassé quand elle montera là-haut et toi, mon pauvre, tu manqueras ton rendez-vous.
- …
- Allez, puisque c’est comme ça, adieu, Jean-Baptiste.
Ainsi avait parlé Fernand alors qu’il passait près du jeune homme, revenant d’une petite visite à son vieux compère d’échauffourée, Félix. Se disant qu’il ne servait à rien de contredire un fada, il s’en alla, dans la main une bouteille vide se balançant le long de sa jambe. Etait-ce la rouille arthritique de sa hanche ou la conscience de ce qui l’entourait, il ralentit le pas. « J’ai bien de la chance, se causait-il à lui-même. Oui, j’ai bien de la chance. » L’hiver du mortel est féroce qui veut qu’une année de plus soit une année de gagnée au champ d’honneur contre l’implacable horloge adverse. Et l’homme de la vigne adoucit encore l’allure, vieux santon d’argile prenant son temps de peur de le perdre.
Tandis que Fernand s’éloignait, descendant son chemin de rocailles, et que le soleil s’approchait, rejoignant son zénith, Jean-Baptiste scrutait la nue, cherchant toujours son astre entre les migrations de nuages qui lui masquaient désagréablement l’horizon. Cependant, nulle vapeur boutée par le vent ne lui dévoilait la moindre présence sélène. Comme de juste, la belle se faisait attendre.
De son poste d’observation, un gourmand entre les dents, il embrassait la vallée, ses édifices, ses habitants, avec au loin, la mer, inaccessible aujourd’hui. Tout paraissait si petit vu d’en haut. Un vaste plateau sur lequel l’enfant aurait posé ses jouets.
Avec un fou à sa tête, ses puissantes racines trois fois centenaires se tordant à ses pieds, le vieil olivier au corps buriné par les âges avait à peine conscience du poids léger que supportaient ses massives branches charpentières; la chair était en dormance, comme de coutume en cette saison. Chatouillées par une fine brise, ses branches frémissaient en pluie de pruine argentée et venaient par instants picoter malicieusement le visage de Jean-Baptiste qui en riait de contentement.
Se gorgeant de soleil, l’oléastre au tronc de cordes et de caries tourmenté en avait vu d’autres et de bien pires. Celle-ci ne pouvait être que douce à ses réminiscences ligneuses. En effet, n’était-ce pas Jean-Baptiste qui, les soirs de grand froid, venait couvrir sa souche d’une chaude couverture protectrice ? N’était-ce pas lui aussi qui, certains jours particuliers, l’avait orné d’une profusion de fleurs de garrigue, apportant un peu de sollicitude et de réconfort à sa pesante solitude ? Quand il ne lui faisait pas l’offrande de quelques salutaires ablutions et labours, à lui, le sauvage. Ce même Jean-Baptiste qui, depuis des heures maintenant, attendait une lune selon toute vraisemblance retardataire.
Enfin, elle arriva, précédée de peu par l’aigle aux prunelles de feu. Voguant vers le soleil, l’oiseau coulait avec majesté sur les flots du vent. Soudain, d’un imperceptible mouvement de ses rémiges primaires, il bascula, changea de cap, puis plongea, ailes repliées, à une vitesse vertigineuse vers la vallée. À quelques mètres du sol, les serres en avant, il ouvrit largement ses ailes, saisit un lapin courant, se redressa en virant et remonta pour aller se poser sur une large plate-forme rocheuse. Le tout en quelques secondes.
D’où il se trouvait, Jean-Baptiste avait pu observer toute la scène. Fasciné, il continuait d’attacher ses regards sur le grand rapace qui, de son bec puissant, déchirait sa proie, les ailes déployées en dôme sur ce précieux butin.
« Chatakaaaa ! » hurla le fou en signe de victoire, les yeux levés vers le ciel qui, peu à peu, s’assombrissait. Mais en lieu et place d’un possible écho, il reçut une réponse pour le moins surprenante. « Bééé… bééé… » répliqua la roche bavarde. « Bééééé… » répéta-t-elle encore, de peur de n’avoir pas été entendue.
Intrigué, Jean-Baptiste descendit de son arbre et dévala la pente raide qui le séparait de l’endroit d’où cette vive répartie avait été lancée. Là, il découvrit un agneau de quelques mois à peine, perché sur une étroite aspérité de la roche, l’air contrit. Les pattes mal assurées, le pauvre ne savait comment se dépêtrer d’une aussi méchante situation. Aussitôt, le jeune homme vint à son secours, délivra l’animal et le déposa un peu plus loin. Cet agneau, il l’avait reconnu dès l’abord. N’était-ce pas lui qu’une après-midi, il avait chaudement tenu contre sa poitrine ?
Avec la ferme intention de ramener l’égaré à son berger avant la tombée du jour, et cela malgré la venue de l’astre des nuits, sa mie, il entreprit de redescendre vers la vallée. Reconnaissant, l’animal le suivit docilement. Mais à peine parvinrent-ils sur le chemin emprunté par Fernand quelques heures plus tôt qu’un grand vacarme se fit entendre dans le ciel.
Au vu des nuages qui s’emballaient et roulaient déjà dans les airs, lourd chariot emporté par la démence d’un attelage gigantesque, Jean-Baptiste comprit qu’il n’aurait pas le temps de rejoindre la bergerie avant que l’orage n’éclate. Sa seule alternative : se réfugier quelque part dans les Alpilles. Portant l’agneau dans ses bras, il gravit la roche le plus rapidement qu’il put, sachant que de ce côté-ci de la montagne, il ne trouverait que de petites combes sans grande protection.
Empruntant des passages connus de lui seul, il aboutit finalement à l’entrée d’un profond défilé aux trois-quarts obstrué par la broussaille et dont les parois étaient taraudées de nombreuses cavités.
Là-haut, plus que jamais, les nuées menaient leur folle sarabande, grondant, tonitruant, hurlant tout le fiel accumulé pendant l’hiver. Par moments, des gifles monstrueuses déchiraient l’espace de leur sonorité assourdissante, faisant gémir la montagne de cuisantes douleurs. On eut dit que le diable en personne avait décidé d’orchestrer cette titanesque manœuvre de quelques claquements de queue bien sentis.
Pendant ce temps, l’agneau pleurait toutes les larmes de l’enfance ovine, se serrant au plus près de Jean-Baptiste. D’où ils se trouvaient, ils ne pouvaient voir l’œuvre pantagruélique des entrailles du ciel. Seul leur parvenait le martèlement intermittent des éclairs; sons et lumières qui, d’ailleurs, suffisaient amplement à leur effroi.
Bientôt, des trombes d’eau s’abattirent sur la contrée, la submergeant avec une avidité de croque-mitaine au ventre cavé. Des torrents se créèrent, terres, pierres et racines déboulèrent, tandis que le vent, emporté par la pluie, formait avec elle des nœuds tourbillonnants où nul oiseau n’aurait osé s’aventurer.
L’eau glacée s’insinuant jusqu’à leur repaire, les deux rescapés frissonnaient autant de peur que de froid dans leur abri de roches creuses, attendant que le rideau tombe enfin sur cet infernal chaos. Puis, aussi vite qu’il était apparu, l’orage cessa, abandonnant derrière lui, boueux corrompu, de sinistres traînées de débris épars.
Lâchant son étreinte, Jean-Baptiste se releva, laissant à l’animal le loisir de se dégourdir après une expérience si éprouvante, certainement la première de cette nature qu’il eut à affronter. Mais au lieu de gentiment gambader alentour, le petit se mit à courir comme un cheval emballé. S’échappant de la grotte, il fila vers le fond du défilé, trébuchant tant et plus sur les épaves de la tourmente.
Alors que la nuit tombait, Jean-Baptiste poursuivait l’agneau, tantôt de près, tantôt de loin. Grêle encore, il se faufilait partout, franchissant des dégagements qu’un homme de vingt-cinq ans, aussi agile soit-il, avait bien du mal à traverser. La course fouettée par l’émotion toute récente, l’animal parvint finalement au pied du rocher des Saintes où il stoppa net, le souffle court. Blessé en de multiples endroits, épuisé, il se coucha sur le flanc et ne bougea plus.
Dans un ciel maintenant épuré de ses inaccessibles humeurs, une face de lune ronde et rousse resplendissait, incitant la pierre à se teindre de vagues de cornaline. L’atmosphère imbibée d’électricité tremblait encore sur ses bases alors que le lieu s’imprégnait crescendo d’un sentiment inhabituel : une sensibilité à verser des pleurs tirés d’on ne sait quel puits et qui gémissait doucement. Comme si quelques plumes d’ange s’étaient attardées un instant dans l’air, le parfumant de notes poignantes, peut-être un hymne à l’amour, un hommage aux dieux déchus…
Quelque chose d’incompréhensible, une émotion nouvelle et qui frisait par moments l’inquiétude régnait, tactile et pourtant inexistante. Jean-Baptiste percevait cela, l’entendait et le ressentait tandis que, de tendres caresses, il réconfortait l’agneau.
Voulant installer le petit plus confortablement, il le souleva légèrement afin de balayer de la main les cailloux qui, certainement, devaient blesser sa jeune peau. Cependant, au lieu de pierraille, ses doigts rencontrèrent celle qu’il avait tant cherchée, son offrande, le fruit d’un travail d’absolue et belle patience : sa rose.
Morcelée, elle n’était plus que guenilles et oripeaux, misérable. Alors, des larmes plein les yeux, le jeune homme ramassa à tâtons les fragments éparpillés. Un temps, il avait cru que l’aigle l’avait découverte et emportée dans son aire. Un temps, il avait cru que cette obole sculptée avec sa propre peine avait pansé les plaies souterraines du rapace. Mais il n’en était rien. L’oiseau ignorait, aurait-on dit.
Les restes de son bien entre les mains, le fada se mit à psalmodier des sons incohérents, balançant mollement son buste d’avant en arrière. Le corps assis en tailleur, l’agneau récupérant progressivement à ses côtés, son esprit s’en alla un peu plus loin, un peu plus vite, un peu plus volontiers aussi.
C’est alors qu’il la vit, resplendissante.
Transparence parmi les transparences, le fantôme à la longue robe apparut aux yeux du jeune homme dans la mouvance d’une fumée opalescente. Avec un port de jeune déesse, elle chemina vers lui à petits pas, gravant son chemin d’un sillage de lumière. Ceint d’une chevelure née des premiers jours de l’automne, son visage souriait à demi, les lèvres fardées de délicatesse pourpre. Par pudeur, une mousse de dentelle grège enrobait sa poitrine, laissant apparaître — était-ce de l’inadvertance ? — une épaule à la rondeur satinée. D’une beauté que l’on aurait aimé chuchoter plutôt que louer, sa présence enracinait plus profondément le mystère, une auréole parmi les ombres.
Le long de son corps se dressait une haute fuscine d’argent de facture plutôt grossière que, d’une main menue, elle maintenait fermement. Toujours, elle avançait vers Jean-Baptiste qu’elle gardait sous sa coupe de sa mystérieuse lumière. À quelques mètres de lui, elle s’immobilisa, écarta les bras en croix et offrit sa gorge à la lune, en attente. C’est alors qu’il entendit s’écouler de la roche d’étranges modulations aux accents de flûte traversière et qui, sans cesse, répétaient les mêmes notes, brèves et aiguës.
À cette musique, à cette présence, à cette lumière, les rochers immobiles s’animèrent. Des faciès se tordirent, exhibant des rictus menaçants. Des gueules jaillirent çà et là des ténèbres des Portalets : vouivres ardentes, dragons fabuleux, masques fantasmagoriques, chimères grimaçantes. Tout un monde de feu et de flammes au service de l’ivresse minérale de cette nuit singulière.
Qu’était-ce donc ? Fatuité de la pierre qui se voulait créature ? Bouffées grandioses de ce qui demeurait par-delà ? Pérennité d’une existence venue du fond des âges ? Ou vision d’un dément dont le dépit obscurcissait l’esprit ?
Pendant que la pierre s’ébrouait tout autour, préservant son énigme, l’apparition s’agenouilla lentement. C’est alors que Jean-Baptiste vit l’aigle magnifique descendre de la nue, des rayons de lune accrochés à ses ailes. Se posant souplement entre le fou et la belle, il se tourna vers elle et, avec une noblesse infinie, inclina sa calotte sombre en guise de salut.
L’être de plumes et l’émanation de fumée croisèrent leur regard. L’une exigeait, l’autre imposait. Dans cet aparté, une âme, une vie, un cœur étaient en balance.
Le défi sembla durer une éternité.
Ensuite, les yeux mi-clos, la déesse marine se redressa et s’approcha du jeune homme à le toucher. Sans un mot, d’un mouvement imprégné d’immémoriale patience, elle recueillit des mains de Jean-Baptiste les reliefs de ce qui fut un geste d’amour, celui d’un cœur gros comme une montagne et fragile comme une ocelle.
À son contact, la rose naquit à nouveau, pleine et entière. Ses pétales se ressoudèrent, sa tige se fortifia, son gynécée palpita, battant une subtile chamade. La matière achevant sa mue, la rose prit sève. Force, flamboiement, ferveur émanaient de ce végétal transfiguré, et qui flottait dans l’espace libre de la nuit. Une main de marraine, certes, avait dû glisser ses doigts sur cette chair fracassée, enfantant une renaissance que le vieux Geppetto en personne n’eut pu renier.
Face à ce miracle, une larme unique perla sur la joue de Jean-Baptiste. Dans cette larme, toute la misère, toute l’incompréhension du monde transpiraient. La souffrance d’un simple qu’une immense impuissance paralysait. Mais aussi de la virulence, de celle capable d’éveiller l’insondable, l’inatteignable source des Alpilles.
À cet instant, une chouette hulotte poussa un long cri sur les ailes des âmes endormies de Mourgue-les-Oliviers : « Fooooou… fooooou… fooooou... »