L'ANTRE AUX SECRETS
Que faire pour bien faire? Telle était la question que ne cessait de se poser Julia depuis plusieurs jours, particulièrement depuis cette terrible crise aux Baux-de-Provence. Jamais elle n'avait vu Jean-Baptiste dans un tel état. Était-ce effectivement, comme le lui avait expliqué Noël, la peur engendrée par la gisante qui en était la source? Oui, mais pourquoi?
Ce jour-là, dans l'église, son neveu n'avait été qu'effroi, violence et souffrance. Son visage, déformé par la démence, était devenu méconnaissable, ignoble. Qui était-il alors? Jusqu'à son odeur, si plaisante d'habitude, qui avait changé; une odeur de fauve, insupportable.
Elle s'en voulait de l'avoir abandonné à son sort au moment où, croyait-elle, il avait eu le plus besoin de sa présence. Elle se reprochait de ne pas avoir été à la hauteur de sa charge. Était-elle seulement parvenue à le sortir de son état de mutisme? Non. Elle avait honte... Elle se sentait coupable... Elle perdait confiance...
Qui était-elle, finalement, elle qui avait eu la prétention de se croire en mesure de sauver du délire un enfant qui, de toute façon, y était destiné? Elle se figurait être la plus forte, la plus à même de le comprendre. Illusion que tout cela, chimère d'amour d'une mère par adoption qui exigeait le meilleur pour un sang qui n'était pas le sien. Mais elle avait basculé... et échoué.
Pourtant, l'idée du pâtre n'était peut-être pas aussi néfaste qu'elle l'avait pensé de prime abord. Jean-Baptiste n'avait-il pas réagi? N'avait-il pas été animé d'un semblant de vie l'espace de quelques instants? Ensuite, revenu de son évanouissement, n'avait-il pas miraculeusement renoué avec la parole?
Cependant, voilà, il avait changé. Pour qui ne le connaissait pas, il semblait revenu à une certaine normalité. Mais pas pour elle, absolument pas pour elle. Depuis ce jour, une crainte confuse, inavouable s'était emparée de ses pensées; un sentiment dont jamais, elle ne se serait crue capable et qui, peu à peu, la terrifiait : elle avait peur de son neveu! Devenait-elle folle, elle aussi?
Elle n'avait pas rêvé, la perplexité se lisait dans les regards que lançait furtivement le berger à Jean-Baptiste. À moins que son imagination ne lui jouât un mauvais tour, elle soupçonnait que l'ami de son mari n'avait pas plus qu'elle la conscience en repos. Sinon, pourquoi redouter son prochain départ sur les routes de transhumance? Pourquoi s'inquiéter si tout était à nouveau rentré dans l'ordre? Même son mari, au comportement parfois si insouciant, s'occupait de Jean-Baptiste avec une attention plus soutenue que d'ordinaire. À moins qu'il n'eût quelque chose à se faire pardonner. Elle le connaissait si bien...
Elle décida finalement de consulter son médecin. Sous le sceau sécurisant du secret professionnel, elle livra au praticien quasiment tout ce qu'elle avait dans la tête depuis quelques mois : ses doutes, ses peines, ses appréhensions, sa solitude, ses espoirs, sa confusion. Tout un désordre de l'esprit qui ne demandait qu'à comprendre, tout un chaos de l'âme qui n'aspirait qu'à aimer.
Cette confession était nécessaire, elle ne pouvait attendre.
- Dites-moi, Julia, pourquoi ne pas avoir parlé de tout ça à votre mari?
- Aristide?! Ecoutez, docteur, j'aime mon mari tendrement, mais que voulez-vous qu'il comprenne? De toute façon, il est jamais là quand il le faut. Toujours à courir à droite et à gauche, à discuter, à boire un coup, quand il ne s'enferme pas dans son atelier toute la soirée pour achever une commande en retard. C'est à peine si je le croise le matin et s'il fait attention à moi le soir. Sauf, je le reconnais, pour me complimenter sur ma cuisine ou se faire pardonner une grosse bêtise. Et encore, on dirait que c'est devenu un réflexe. Même mon jardin, il ne le regarde plus, alors que j'ai enlevé quelques rosiers pour lui faire plaisir et planté de la farigoule. Non, je vous dis qu'il ne me voit plus. Quant à Jean-Baptiste, je sais qu'il l'aime de tout son coeur, mais à sa façon, c'est-à-dire en passant, sans trop s'arrêter.
- Ne croyez-vous pas que vous exagérez un peu?
- Si j'exagère?! On voit que vous n'êtes pas à ma place. Croyez-vous que ce soit amusant de s'occuper du petit vingt-quatre heures sur vingt-quatre? Croyez-vous que j'aimerais pas faire d'autres choses de temps en temps?
- Mais demandez-le à Aristide, je sais qu'il comprendra.
- Mais c'est vous qui n'avez rien compris! Pour la maison, la cuisine, les comptes et Jean-Baptiste, mon mari se repose entièrement sur moi. Il ne lui viendrait même pas à l'idée de m'inviter quelque part. Quand il m'arrive de lui parler d'une fête, il me répond que, de toute façon, ça me plaira pas. Et puis, docteur, c'est pas toujours à moi de demander! Il pourrait aussi parfois se mettre à ma place!
- Désirez-vous que je lui en touche un mot, discrètement?
- Surtout pas. Vous savez, moi, j'aime pas me plaindre. Ah ça, non! J'ai toujours réussi à me débrouiller toute seule et c'est pas maintenant que je vais me laisser aller. Mais, bon, y a des moments, comme ça, où il faut que ça sorte. En plus, depuis que Jean-Baptiste est revenu, à part Noël, le berger, et vous, bien sûr, plus personne ne passe à la Farigoule. Tout le monde est toujours très aimable, mais je sais plus si cette gentillesse, elle est pour la mairesse ou pour moi personnellement. À croire que Jean-Baptiste est devenu un pestiféré! Même le facteur ne vient plus prendre sa noisette le matin. Pourtant, mon neveu a été officiellement innocenté par la police. Je comprends pas les gens.
- Jean-Baptiste est différent et ça les dérange. La différence a toujours fait peur, ce n'est pas nouveau.
- Mais il a toujours été comme ça et, à part les enfants qui le chinent parfois, personne ne lui a jamais fait de tort.
- Oui, mais depuis, il a été mêlé à une sale histoire de meurtre; un meurtre qui, de surcroît, concernait un des personnages les plus populaires du village. Sans compter que son état mutique n'a rien arrangé, il faut le dire. Maintenant, les villageois s'en méfient, c'est plus fort qu'eux. Il ne faut pas leur en vouloir, Julia. Ça leur passera avec le temps, comme tout le reste. Quant à vous, vous avez besoin de repos... et de l'aide d'une garde-malade!
- Ah ça, non!
- Oh! que si! Quoi que vous en pensiez, vous devez accepter le fait que vous ne pouvez pas tout assumer seule. Par ailleurs, vous allez me faire le plaisir de vous occuper de vous et de sortir d'ici. Allez vous promener en ville, faites les boutiques, passez une après-midi au cinéma... Je ne sais pas, moi, mais faites quelque chose qui vous amuse. En un mot, détendez-vous! Et surtout, arrêtez de vous sentir coupable! Ce qui arrive n'est pas votre faute et, quoi que vous fassiez, vous ne changerez pas le cours des choses. Quant à vos petits troubles de mémoire, comme je l'ai dit, ils sont très certainement dus à une grande fatigue nerveuse. Alors, foncez, Julia! Et vivez!
Le médecin s'était montré très franc. Sans doute avait-il raison, elle devait éviter de considérer Jean-Baptiste comme un enfant. Inconsciemment, par instinct de sauvegarde, elle l'isolait du monde, lui coupant toute possibilité de retraite, abusant en quelque sorte du pouvoir de son amour. Une attitude qui la cloîtrait elle-même, elle en était consciente. Néanmoins, comment lui faire comprendre ce profond, cet immense sentiment d'échec qui la tourmentait depuis qu'elle avait envisagé la possibilité d'interner son neveu, un abandon à ses yeux?
Julia en était certaine, elle ne frisait pas la dépression nerveuse. Son docteur ne pouvait que se tromper. Quelle importance si elle oubliait parfois l'heure d'un rendez-vous ou si elle achetait du pain à deux reprises dans la même journée? Elle avait toujours été distraite et possédait, comme sa mère, la manie d'emmagasiner de tout et de rien. Il s'agissait seulement d'une petite marotte familiale. Et puis, elle se sentait si lasse...
Tandis que Julia réfléchissait au "que faire pour bien faire", le nez dans ses casseroles, Noël s'apprêtait à rentrer ses brebis au jas, tout heureux à l'idée de savourer un excellent repas chez ses amis d'ici quelques heures. N'avait-il pas été invité par la mairesse en personne en l'honneur d'une de ses grandes spécialités, son fameux salmis de pigeonneaux en daubière. Gourmand, il en salivait d'avance.
Cependant, c'était compter sans un certain petit coquin de sa connaissance!
De nouveau, l'agneau calendal avait fugué! A croire que c'était devenu un réflexe! Le berger se mit en rogne. Il avait promis à Aristide et Julia de se rendre chez eux sitôt les brebis reconduite à la bergerie. Voilà maintenant qu'il était obligé de courir après un jeune chenapan à l'agaçante étourderie! Dieu sait, pourtant, s'il avait d'autres chats à fouetter ces temps-ci!
Chaque fois, le même scénario se répétait. Dès que le troupeau paissait sur les pentes des Alpilles, l'agneau tentait de filer en douce vers la montagne. Le pâtre et son chien avaient beau faire, il arrivait systématiquement à tromper leur vigilance. Tout à son bonheur, le fugueur trottait ensuite vers l'ancienne draille menant aux Bringasses et, bien entendu, finissait par se perdre. Noël le retrouvait la plupart du temps avant la tombée de la nuit, l'air penaud, pleurant comme un pauvre. Qu'est-ce qui pouvait bien attirer l'entêté vers cet endroit?
Un soir néanmoins, ce fameux soir à marquer d'une pierre noire tant les événements qui lui succédèrent semblaient jaillir de la source même des enfers, il n'avait pu partir à son secours, un violent orage ayant soudain éclaté, empêchant toute initiative. Ce soir-là, il pensait l'avoir bel et bien perdu. Sa première escapade! Si petit encore! Pourtant, tôt le lendemain, il l'avait découvert couché devant la bergerie, tremblant de froid et en fort piteux état.
Bientôt, songeait le baïle, aurait lieu le grand départ pour les alpages. Que ferait-il de cet agneau en estive? Là-bas, les loups ne lui laisseraient aucune chance. Rien que l'année dernière, il avait perdu une quinzaine de brebis, mortes ou portées disparues, les dommages s'avérant pire encore parmi d'autres troupeaux.
Accompagné de son chien de Crau, le berger partit à la recherche du fugitif. Il s'attendait à le récupérer rapidement et, comme de coutume, en fâcheuse posture. Cependant, les Bringasses atteintes, l'agneau était toujours introuvable. Excédé, il allait renoncer lorsque le chien se mit à aboyer, la queue battante, le regard suspendu à celui de son maître. Un signe bref, presque imperceptible, du pâtre suffit. L'animal avait compris l'ordre. La truffe rivée au sol, ne se préoccupant plus que de sa piste, il emprunta un étroit sentier de pierre sèche.
Noël le suivit aussitôt. Le sentier, à peine ébauché, ne cessait de mener à des culs-de-sac. La broussaille était si dense que, la plupart du temps, l'animal disparaissait totalement à sa vue. Obligé à de perpétuels arrêts, le pâtre attendait un appel de son chien pour reprendre la marche, repérant de nouvelles traces de sente un peu plus loin. Ils cheminèrent ainsi près d'une demi-heure, l'homme guidé par la voix de son limier.
L'endroit était d'une infinie solitude. Peu d'individus devaient passer par là. Quelques oiseaux à leur affaire, un soupçon de vent, le bourdonnement tranquille des insectes en balade: presque le silence. Trop de silence, même. Depuis un bon moment, le berger n'avait plus entendu un seul jappement. Inquiet, il lança de rudes injonctions mais n'obtint aucune réponse.
Environné de toutes parts par la garrigue, le baïle se fraya un chemin au hasard, zigzaguant entre les chênes verts, cistes, genêts, paliures, cades... quand soudain, il perçut, étouffés, un aboiement suivi d'un bêlement familier. Fidèle à sa réputation, le berger de Crau n'avait pas failli à sa mission. Soulagé, son maître se dirigea presqu'en courant vers le défilé qui s'ouvrait devant lui.
La gorge était sombre, les escarpements rocheux qui se profilaient sur le ciel ne laissant que peu de chance à la lumière de s'épanouir. Tout un chaos végétal avait envahi les lieux depuis des lustres; écheveau de branches mortes, de ronces mordantes et d'opiniâtres pariétaires. Pourtant, on pouvait sentir la vie grouiller en dessous, tapie, hostile à l'étranger.
Noël avançait à grand-peine à travers cette friche. Les anfractuosités de la roche étaient nombreuses, la plupart de faible dimension. Finalement, il trouva une entrée. Occultée par un monceau de branchages entassés d'habile façon, elle se dérobait parfaitement au regard. Certainement de jeunes garçons de la région qui y avaient établi leur quartier général, comme lui-même l'avait fait à leur âge.
Il appela une fois de plus, mais au lieu d'aller à la rencontre de son pasteur, le chien aboya de plus belle. L'agneau devait être coincé quelque part, pour ne pas changer. Après avoir dégagé l'accès, le berger s'engagea dans la caverne. À l'entrée, une boîte d'allumettes et une vieille lampe à pétrole remplie de kérosène attendaient. Il alluma aussitôt la mèche et balaya la pénombre de sa haute flamme.
La cavité était peu profonde. Pourtant, les animaux restaient invisibles. Il entendit le chien gémir, s'orienta au son de sa voix et dénicha, sur la gauche, un étroit passage perdu dans l'ombre. Il s'y faufila et aboutit à une vaste salle ou, du moins, ce qui semblait l'être à la clarté de sa lampe.
Nullement entravé, le jeune mouton était confortablement installé sur un lit de paille, le chien vigilant assis à ses côtés. Interloqué par tant de sans-gêne, le pâtre resta un instant à l'orée de la salle. L'animal se moquait-il? Quant à la désinvolture de son compagnon, si prompt à la tâche quand il s'agissait de rassembler les égarés, elle n'était pas non plus du meilleur goût.
Quelque peu froissé par ce manque d'obéissance, il pénétra plus avant dans la grotte. Ce qu'il aperçut alors le surprit. Chassant progressivement l'obscurité, il s'approcha du centre où trônait une sorte d'autel. Parsemée de fleurs séchées et de menus objets disposés avec soin, la table avait été taillée dans une haute proéminence rocheuse s'élevant du sol. Au pied de celle-ci, un grand coffre en bois richement sculpté que le chien ne cessait de renifler avec une curiosité avide depuis plusieurs minutes. Intrigué lui aussi, Noël souleva le couvercle mais recula aussitôt, les narines agressées par une puanteur atroce. Dans ce coffre, ou plus exactement ce tombeau, gisait la dépouille d'un aigle adulte.
Bien vite, bloquant sa respiration, il reposa le couvercle. Troublé, mal à l'aise, il inspecta la grotte. Dans un coin traînaient un morceau de pain rassis, un verre sale et une bouteille au tiers remplie d'eau trouble. Tout à côté gisait, à même le sol, un monticule de couvertures et de coussins défraîchis. Un peu plus loin étaient entassées diverses ordures.
Le berger poursuivit son exploration. Son attention fut bientôt attirée par les aspérités singulières de la paroi du fond. S'approchant, il ne put que retenir son souffle. Ce qu'il voyait était tout à la fois fou, extraordinaire et déconcertant. Sur toute la largeur, à hauteur d'homme, une main avait sculpté dans le calcaire d'immenses bas-reliefs. De plus en plus perplexe, son étonnement fut porté à son comble lorsqu'il lut, sur une large saillie de la roche, les lettres
J.-B. R. artistement gravées. Jean-Baptiste Roumanille...
Ce jour-là, dans l'église, son neveu n'avait été qu'effroi, violence et souffrance. Son visage, déformé par la démence, était devenu méconnaissable, ignoble. Qui était-il alors? Jusqu'à son odeur, si plaisante d'habitude, qui avait changé; une odeur de fauve, insupportable.
Elle s'en voulait de l'avoir abandonné à son sort au moment où, croyait-elle, il avait eu le plus besoin de sa présence. Elle se reprochait de ne pas avoir été à la hauteur de sa charge. Était-elle seulement parvenue à le sortir de son état de mutisme? Non. Elle avait honte... Elle se sentait coupable... Elle perdait confiance...
Qui était-elle, finalement, elle qui avait eu la prétention de se croire en mesure de sauver du délire un enfant qui, de toute façon, y était destiné? Elle se figurait être la plus forte, la plus à même de le comprendre. Illusion que tout cela, chimère d'amour d'une mère par adoption qui exigeait le meilleur pour un sang qui n'était pas le sien. Mais elle avait basculé... et échoué.
Pourtant, l'idée du pâtre n'était peut-être pas aussi néfaste qu'elle l'avait pensé de prime abord. Jean-Baptiste n'avait-il pas réagi? N'avait-il pas été animé d'un semblant de vie l'espace de quelques instants? Ensuite, revenu de son évanouissement, n'avait-il pas miraculeusement renoué avec la parole?
Cependant, voilà, il avait changé. Pour qui ne le connaissait pas, il semblait revenu à une certaine normalité. Mais pas pour elle, absolument pas pour elle. Depuis ce jour, une crainte confuse, inavouable s'était emparée de ses pensées; un sentiment dont jamais, elle ne se serait crue capable et qui, peu à peu, la terrifiait : elle avait peur de son neveu! Devenait-elle folle, elle aussi?
Elle n'avait pas rêvé, la perplexité se lisait dans les regards que lançait furtivement le berger à Jean-Baptiste. À moins que son imagination ne lui jouât un mauvais tour, elle soupçonnait que l'ami de son mari n'avait pas plus qu'elle la conscience en repos. Sinon, pourquoi redouter son prochain départ sur les routes de transhumance? Pourquoi s'inquiéter si tout était à nouveau rentré dans l'ordre? Même son mari, au comportement parfois si insouciant, s'occupait de Jean-Baptiste avec une attention plus soutenue que d'ordinaire. À moins qu'il n'eût quelque chose à se faire pardonner. Elle le connaissait si bien...
Elle décida finalement de consulter son médecin. Sous le sceau sécurisant du secret professionnel, elle livra au praticien quasiment tout ce qu'elle avait dans la tête depuis quelques mois : ses doutes, ses peines, ses appréhensions, sa solitude, ses espoirs, sa confusion. Tout un désordre de l'esprit qui ne demandait qu'à comprendre, tout un chaos de l'âme qui n'aspirait qu'à aimer.
Cette confession était nécessaire, elle ne pouvait attendre.
- Dites-moi, Julia, pourquoi ne pas avoir parlé de tout ça à votre mari?
- Aristide?! Ecoutez, docteur, j'aime mon mari tendrement, mais que voulez-vous qu'il comprenne? De toute façon, il est jamais là quand il le faut. Toujours à courir à droite et à gauche, à discuter, à boire un coup, quand il ne s'enferme pas dans son atelier toute la soirée pour achever une commande en retard. C'est à peine si je le croise le matin et s'il fait attention à moi le soir. Sauf, je le reconnais, pour me complimenter sur ma cuisine ou se faire pardonner une grosse bêtise. Et encore, on dirait que c'est devenu un réflexe. Même mon jardin, il ne le regarde plus, alors que j'ai enlevé quelques rosiers pour lui faire plaisir et planté de la farigoule. Non, je vous dis qu'il ne me voit plus. Quant à Jean-Baptiste, je sais qu'il l'aime de tout son coeur, mais à sa façon, c'est-à-dire en passant, sans trop s'arrêter.
- Ne croyez-vous pas que vous exagérez un peu?
- Si j'exagère?! On voit que vous n'êtes pas à ma place. Croyez-vous que ce soit amusant de s'occuper du petit vingt-quatre heures sur vingt-quatre? Croyez-vous que j'aimerais pas faire d'autres choses de temps en temps?
- Mais demandez-le à Aristide, je sais qu'il comprendra.
- Mais c'est vous qui n'avez rien compris! Pour la maison, la cuisine, les comptes et Jean-Baptiste, mon mari se repose entièrement sur moi. Il ne lui viendrait même pas à l'idée de m'inviter quelque part. Quand il m'arrive de lui parler d'une fête, il me répond que, de toute façon, ça me plaira pas. Et puis, docteur, c'est pas toujours à moi de demander! Il pourrait aussi parfois se mettre à ma place!
- Désirez-vous que je lui en touche un mot, discrètement?
- Surtout pas. Vous savez, moi, j'aime pas me plaindre. Ah ça, non! J'ai toujours réussi à me débrouiller toute seule et c'est pas maintenant que je vais me laisser aller. Mais, bon, y a des moments, comme ça, où il faut que ça sorte. En plus, depuis que Jean-Baptiste est revenu, à part Noël, le berger, et vous, bien sûr, plus personne ne passe à la Farigoule. Tout le monde est toujours très aimable, mais je sais plus si cette gentillesse, elle est pour la mairesse ou pour moi personnellement. À croire que Jean-Baptiste est devenu un pestiféré! Même le facteur ne vient plus prendre sa noisette le matin. Pourtant, mon neveu a été officiellement innocenté par la police. Je comprends pas les gens.
- Jean-Baptiste est différent et ça les dérange. La différence a toujours fait peur, ce n'est pas nouveau.
- Mais il a toujours été comme ça et, à part les enfants qui le chinent parfois, personne ne lui a jamais fait de tort.
- Oui, mais depuis, il a été mêlé à une sale histoire de meurtre; un meurtre qui, de surcroît, concernait un des personnages les plus populaires du village. Sans compter que son état mutique n'a rien arrangé, il faut le dire. Maintenant, les villageois s'en méfient, c'est plus fort qu'eux. Il ne faut pas leur en vouloir, Julia. Ça leur passera avec le temps, comme tout le reste. Quant à vous, vous avez besoin de repos... et de l'aide d'une garde-malade!
- Ah ça, non!
- Oh! que si! Quoi que vous en pensiez, vous devez accepter le fait que vous ne pouvez pas tout assumer seule. Par ailleurs, vous allez me faire le plaisir de vous occuper de vous et de sortir d'ici. Allez vous promener en ville, faites les boutiques, passez une après-midi au cinéma... Je ne sais pas, moi, mais faites quelque chose qui vous amuse. En un mot, détendez-vous! Et surtout, arrêtez de vous sentir coupable! Ce qui arrive n'est pas votre faute et, quoi que vous fassiez, vous ne changerez pas le cours des choses. Quant à vos petits troubles de mémoire, comme je l'ai dit, ils sont très certainement dus à une grande fatigue nerveuse. Alors, foncez, Julia! Et vivez!
Le médecin s'était montré très franc. Sans doute avait-il raison, elle devait éviter de considérer Jean-Baptiste comme un enfant. Inconsciemment, par instinct de sauvegarde, elle l'isolait du monde, lui coupant toute possibilité de retraite, abusant en quelque sorte du pouvoir de son amour. Une attitude qui la cloîtrait elle-même, elle en était consciente. Néanmoins, comment lui faire comprendre ce profond, cet immense sentiment d'échec qui la tourmentait depuis qu'elle avait envisagé la possibilité d'interner son neveu, un abandon à ses yeux?
Julia en était certaine, elle ne frisait pas la dépression nerveuse. Son docteur ne pouvait que se tromper. Quelle importance si elle oubliait parfois l'heure d'un rendez-vous ou si elle achetait du pain à deux reprises dans la même journée? Elle avait toujours été distraite et possédait, comme sa mère, la manie d'emmagasiner de tout et de rien. Il s'agissait seulement d'une petite marotte familiale. Et puis, elle se sentait si lasse...
Tandis que Julia réfléchissait au "que faire pour bien faire", le nez dans ses casseroles, Noël s'apprêtait à rentrer ses brebis au jas, tout heureux à l'idée de savourer un excellent repas chez ses amis d'ici quelques heures. N'avait-il pas été invité par la mairesse en personne en l'honneur d'une de ses grandes spécialités, son fameux salmis de pigeonneaux en daubière. Gourmand, il en salivait d'avance.
Cependant, c'était compter sans un certain petit coquin de sa connaissance!
De nouveau, l'agneau calendal avait fugué! A croire que c'était devenu un réflexe! Le berger se mit en rogne. Il avait promis à Aristide et Julia de se rendre chez eux sitôt les brebis reconduite à la bergerie. Voilà maintenant qu'il était obligé de courir après un jeune chenapan à l'agaçante étourderie! Dieu sait, pourtant, s'il avait d'autres chats à fouetter ces temps-ci!
Chaque fois, le même scénario se répétait. Dès que le troupeau paissait sur les pentes des Alpilles, l'agneau tentait de filer en douce vers la montagne. Le pâtre et son chien avaient beau faire, il arrivait systématiquement à tromper leur vigilance. Tout à son bonheur, le fugueur trottait ensuite vers l'ancienne draille menant aux Bringasses et, bien entendu, finissait par se perdre. Noël le retrouvait la plupart du temps avant la tombée de la nuit, l'air penaud, pleurant comme un pauvre. Qu'est-ce qui pouvait bien attirer l'entêté vers cet endroit?
Un soir néanmoins, ce fameux soir à marquer d'une pierre noire tant les événements qui lui succédèrent semblaient jaillir de la source même des enfers, il n'avait pu partir à son secours, un violent orage ayant soudain éclaté, empêchant toute initiative. Ce soir-là, il pensait l'avoir bel et bien perdu. Sa première escapade! Si petit encore! Pourtant, tôt le lendemain, il l'avait découvert couché devant la bergerie, tremblant de froid et en fort piteux état.
Bientôt, songeait le baïle, aurait lieu le grand départ pour les alpages. Que ferait-il de cet agneau en estive? Là-bas, les loups ne lui laisseraient aucune chance. Rien que l'année dernière, il avait perdu une quinzaine de brebis, mortes ou portées disparues, les dommages s'avérant pire encore parmi d'autres troupeaux.
Accompagné de son chien de Crau, le berger partit à la recherche du fugitif. Il s'attendait à le récupérer rapidement et, comme de coutume, en fâcheuse posture. Cependant, les Bringasses atteintes, l'agneau était toujours introuvable. Excédé, il allait renoncer lorsque le chien se mit à aboyer, la queue battante, le regard suspendu à celui de son maître. Un signe bref, presque imperceptible, du pâtre suffit. L'animal avait compris l'ordre. La truffe rivée au sol, ne se préoccupant plus que de sa piste, il emprunta un étroit sentier de pierre sèche.
Noël le suivit aussitôt. Le sentier, à peine ébauché, ne cessait de mener à des culs-de-sac. La broussaille était si dense que, la plupart du temps, l'animal disparaissait totalement à sa vue. Obligé à de perpétuels arrêts, le pâtre attendait un appel de son chien pour reprendre la marche, repérant de nouvelles traces de sente un peu plus loin. Ils cheminèrent ainsi près d'une demi-heure, l'homme guidé par la voix de son limier.
L'endroit était d'une infinie solitude. Peu d'individus devaient passer par là. Quelques oiseaux à leur affaire, un soupçon de vent, le bourdonnement tranquille des insectes en balade: presque le silence. Trop de silence, même. Depuis un bon moment, le berger n'avait plus entendu un seul jappement. Inquiet, il lança de rudes injonctions mais n'obtint aucune réponse.
Environné de toutes parts par la garrigue, le baïle se fraya un chemin au hasard, zigzaguant entre les chênes verts, cistes, genêts, paliures, cades... quand soudain, il perçut, étouffés, un aboiement suivi d'un bêlement familier. Fidèle à sa réputation, le berger de Crau n'avait pas failli à sa mission. Soulagé, son maître se dirigea presqu'en courant vers le défilé qui s'ouvrait devant lui.
La gorge était sombre, les escarpements rocheux qui se profilaient sur le ciel ne laissant que peu de chance à la lumière de s'épanouir. Tout un chaos végétal avait envahi les lieux depuis des lustres; écheveau de branches mortes, de ronces mordantes et d'opiniâtres pariétaires. Pourtant, on pouvait sentir la vie grouiller en dessous, tapie, hostile à l'étranger.
Noël avançait à grand-peine à travers cette friche. Les anfractuosités de la roche étaient nombreuses, la plupart de faible dimension. Finalement, il trouva une entrée. Occultée par un monceau de branchages entassés d'habile façon, elle se dérobait parfaitement au regard. Certainement de jeunes garçons de la région qui y avaient établi leur quartier général, comme lui-même l'avait fait à leur âge.
Il appela une fois de plus, mais au lieu d'aller à la rencontre de son pasteur, le chien aboya de plus belle. L'agneau devait être coincé quelque part, pour ne pas changer. Après avoir dégagé l'accès, le berger s'engagea dans la caverne. À l'entrée, une boîte d'allumettes et une vieille lampe à pétrole remplie de kérosène attendaient. Il alluma aussitôt la mèche et balaya la pénombre de sa haute flamme.
La cavité était peu profonde. Pourtant, les animaux restaient invisibles. Il entendit le chien gémir, s'orienta au son de sa voix et dénicha, sur la gauche, un étroit passage perdu dans l'ombre. Il s'y faufila et aboutit à une vaste salle ou, du moins, ce qui semblait l'être à la clarté de sa lampe.
Nullement entravé, le jeune mouton était confortablement installé sur un lit de paille, le chien vigilant assis à ses côtés. Interloqué par tant de sans-gêne, le pâtre resta un instant à l'orée de la salle. L'animal se moquait-il? Quant à la désinvolture de son compagnon, si prompt à la tâche quand il s'agissait de rassembler les égarés, elle n'était pas non plus du meilleur goût.
Quelque peu froissé par ce manque d'obéissance, il pénétra plus avant dans la grotte. Ce qu'il aperçut alors le surprit. Chassant progressivement l'obscurité, il s'approcha du centre où trônait une sorte d'autel. Parsemée de fleurs séchées et de menus objets disposés avec soin, la table avait été taillée dans une haute proéminence rocheuse s'élevant du sol. Au pied de celle-ci, un grand coffre en bois richement sculpté que le chien ne cessait de renifler avec une curiosité avide depuis plusieurs minutes. Intrigué lui aussi, Noël souleva le couvercle mais recula aussitôt, les narines agressées par une puanteur atroce. Dans ce coffre, ou plus exactement ce tombeau, gisait la dépouille d'un aigle adulte.
Bien vite, bloquant sa respiration, il reposa le couvercle. Troublé, mal à l'aise, il inspecta la grotte. Dans un coin traînaient un morceau de pain rassis, un verre sale et une bouteille au tiers remplie d'eau trouble. Tout à côté gisait, à même le sol, un monticule de couvertures et de coussins défraîchis. Un peu plus loin étaient entassées diverses ordures.
Le berger poursuivit son exploration. Son attention fut bientôt attirée par les aspérités singulières de la paroi du fond. S'approchant, il ne put que retenir son souffle. Ce qu'il voyait était tout à la fois fou, extraordinaire et déconcertant. Sur toute la largeur, à hauteur d'homme, une main avait sculpté dans le calcaire d'immenses bas-reliefs. De plus en plus perplexe, son étonnement fut porté à son comble lorsqu'il lut, sur une large saillie de la roche, les lettres
J.-B. R. artistement gravées. Jean-Baptiste Roumanille...