PIQUE-BELLE, VOLE, VOLE, VOLE !
- Qu’est-ce qui lui prend à celui-là, il veut la mort ou quoi ?
Effrayé par ce qu’il voyait, Farid, le préposé à l’entretien des sites et jardins de la municipalité mourgonnaise, prit ses jambes à son cou et se précipita vers l’atelier de M. le maire, sachant qu’à cette heure, il serait en train de mettre la dernière main à une table urgentissime, une superbe table en merisier qui devait être livrée depuis quelque deux mois.
Quand il arriva enfin au mas de la Farigoule, complètement époumoné, il ne put que balbutier des mots sans suite au premier notable du village.
- Vite… Au rocher des Saintes… Jean-Baptiste… il… il…
- Quoi, Jean-Baptiste ? Il est pas dans sa chambre, Jean-Baptiste ?
- Non. Il est… il est là-bas. Il v… il vole.
- Hein ??? Que… que… que dis-tu ?
- Je dis bien : il vole. Il agite les bras comme… comme un oiseau, et il saute.
- Et alors, c'est pas bien grave, ça.
- Oui, mais… c’est qu’il essaie de plus en plus haut. Là maintenant, il grimpe sur… sur le rocher des Saintes.
- Tu pouvais pas le dire plus tôt, abruti ?
Le rocher des Saintes. Le paradis et l’enfer sur terre. Façon provençale, on ne pouvait mieux dire. Miraculeux pour les uns, diabolique pour les autres, l’endroit était pétri de vieilles légendes et d’antiques superstitions. Avec un profil d’hyène hurlante pour cime et des allégories de calcaire pour contreforts, le piton s’élevait loin au-dessus des Portalets.
Là, à deux pas du val d’Enfer, des générations d’hommes et de femmes s’étaient signés en passant sous ses proéminences chaotiques. Ce qui ne semblait être que de la roche au premier regard — une simple curiosité touristique pour l’étranger — incitait pourtant quelques-uns, les plus avertis, à de l’égard. Ce rocher avait tant à conter. L’ombre des seigneurs des Baux était trop proche pour avoir laissé la pierre indifférente.
Pourtant, en le citant, ce n’était pas à l’empreinte des pas de Barral, Hugues ou Turenne (1) que les autochtones songeaient, mais plutôt à l’indicible : une chose mouvante, énigmatique et brumeuse, une force vive échappée de la face sombre du miroir, une vagabonde d’un autre temps. L’entente était cordiale entre cette âme égarée et la roche aux racines profondes qu’elle hantait depuis des siècles. Jamais on ne l’avait vue se manifester en un autre lieu que celui-là.
Les témoignages étaient nombreux qui, au fil du temps, évoquaient l’apparition; les frayeurs et les extases qu’elle avait suscitées. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Que voulait-elle ? Là-dessus, nul ne s’entendait. Si, pour les uns, elle était l’incarnation même de Marie-Jacobé ou de Marie-Salomé, c’était selon — les Trémaië (2) n’étaient pas loin —, pour les autres, elle n’était qu’une jeune amante éplorée trop tôt enlevée à la vie et à l’amour. À qui se fier ? À la vieille Maïté et ses étranges histoires révélées à la brune, ou au père Antoine et ses sermons hauts en couleurs ? Aux deux, bien sûr !
En ce coin de Provence au parfum de ceps de vigne sauvage, son mythe se faisait ferment lors des veillées. Il rivalisait alors de truculence avec Marthe et sa Tarasque, la Chèvre d’Or et ses richesses, Pierre de Provence et sa belle Maguelone. Et pour le pauvre diable en manque d’imagination, cependant bien rare en ces contrées où tout fleurit, il suffisait de frapper à la porte basse d’une maisonnette de Mourgue-les-Oliviers, celle aux volets bleu lavande proche de l'ancien lavoir, celle de Maïté.
Elle seule parmi ceux de l’époque encore vivants avait vu, un soir de jeunesse, le fantôme à la longue robe. Elle seule pouvait en parler en connaissance. Dire qu’elle se faisait prier lorsqu’on la sollicitait aurait été exagéré, bien qu’un litre de rouge ne fût pas pour lui déplaire. Mais une fois avinées, les paroles de la vieille couraient sur le lit des heures comme rivière au printemps. Que croire cependant ? La version enrubannée de l’année nouvelle ou celle de dix ans d’âge ? Qu’importe ! se disaient les Mourgonnais, tant qu’à bon vin, bonne fable s’ensuit.
Tandis que Maïté racontait l’époque où Marthe filait, Jean-Baptiste, lui, volait. Non pas de ses propres ailes, mais de ses propres chimères. Pourtant, depuis quelque temps, le goût lui manquait, l’envie lui échappait. Amoché, écorché par la perte du grand volatil, il ne subsistait au fond de son ventre qu’une douleur sourde, aveugle au danger.
Sous un soleil éclatant de lumière blanche, un froid soleil de janvier, il se tenait debout, immobile, les pieds joints sur le faîte du rocher. Faisant corps avec la pierre, on l’eut dit frappé du regard d’Euryale (3), tétanisé.
Tout en dessous, le maire affolé ne savait comment agir. Un cri, un appel pouvaient le faire tomber, un geste, un mouvement pouvaient l’effrayer. Aussi, que penser de sa réaction s’il envoyait Farid, ou encore les pompiers, le chercher ! Jean-Baptiste voulait-il se suicider, comme il l’avait lui-même auguré, ou seulement s’amuser ? Il paraissait si calme, si étrangement, si indifféremment calme. Dire que Noël était absent pour la journée ! Lui peut-être aurait pu trouver les mots.
De la main, l’ouvrier lui désigna une ombre large et mouvante dans le ciel. Aristide leva les yeux. Ce qu’il découvrit l’horrifia. Telle une sentinelle, la femelle de l’aigle déchu planait, vigilante, au-dessus du jeune homme, formant des cercles de plus en plus concentrés. Pris de panique, sans arme à sa portée, il voulut se ruer vers son pupille, mais Farid, le bon Farid, l’en empêcha, les doigts fermement pressés sur son avant-bras.
- Attendez, chuchota-t-il.
Attendre quoi ? Que son petit subisse le même sort que ce malheureux touriste ? Cependant, tout alla très vite. Alors que l’aigle n’était plus qu’à quelques mètres de Jean-Baptiste, alors que celui-ci commençait à battre des bras, alors même qu’Aristide sentait l’apoplexie le frapper, l’animal trompeta trois fois, battit des ailes devant le jeune homme et l’obligea à reculer loin du précipice, se posant lui-même à l’extrême pointe du rocher.
L’incroyable venait de se produire. Pour la première fois de son existence, Aristide Roumanille était sans voix.
Lors de son brusque recul, Jean-Baptiste laissa tomber un objet qui atterrit aux pieds de son tuteur. C’était une fleur en bois sculpté que la chute venait de briser. Toujours sous le coup de la perplexité, le maire se mit à observer du bout des doigts le fragile travail de sculpture en ronde-bosse. Un jour, il avait eu l’occasion d’admirer une telle maîtrise de la matière et de la gouge. C’était voicifeu bien longtemps, presque dans une autre vie. Une époque qu’il voulait oublier.
- Une pique-belle…
- Qu'es aco ? demanda Farid.
- C’est ça. Une rose, si tu préfères. C’est ainsi que Jean-Baptiste les a toujours appelées. Ma femme les adore. D’ailleurs, c’est à se demander pourquoi nous n’avons pas rebaptisé notre maison « le mas des Roses ». Parce que la farigoule, chez nous, y a que dans l’assiette qu’on la trouve encore.
- C’est un joli nom pour une rose.
- Tu trouves ? J’y ai jamais songé, mais oui, tu as raison, c’est un bien joli nom.
Malheureusement, pas plus que le fou, la rose n’avait volé. Elle gisait près du rocher des Saintes, là où l’avait laissée Aristide, seule et morcelée, livrée à la pluie, au vent et à la grêle qui se disputaient le ciel depuis maintenant plusieurs jours, interdisant à tous la moindre petite escapade au dehors. C’est que le Provençal est frileux de nature. Si l’astre flamboyant le réjouit, l’eau des nuages, elle, le fait mourir à petit feu.
Il tombait une de ces misères ! Vraiment, plus personne n’avait le cœur à ça. La pénombre constante qui régnait depuis une semaine sabordait toute poussée de bonne humeur. Les cafés étaient vides, abandonnés des Mourgonnais. Dans les commerces, les clients se parlaient à peine, sauf, bien entendu, quand il s’agissait de se plaindre et de gémir. À les voir si malheureux, c’était à se demander comment ceux de là-haut, dans le Nord, pouvaient vivre ou, diraient-ils plutôt, survivre.
Quant à Jean-Baptiste, il semblait, en quelque sorte, avoir repris ses esprits depuis lors. De nouveau, il descendait manger avec ses parents de tutelle — ravis de ce brusque changement —, répondant même de bonne grâce aux questions qui lui étaient posées. Néanmoins, nul n’abordait le chapitre de l’aigle. Mieux valait laisser les démons s’engager d’eux-mêmes sur le chemin du retour.
Seule une personne continuait à s’inquiéter. Quelqu’un qui ne croyait pas à la totale guérison du jeune homme et qui, malgré lui, redoutait une récidive plus grave que l’épisode du rocher des Saintes. Pour cet individu, que Jean-Baptiste recommençât à se nourrir et à parler normalement n’était pas source de tranquillité, que des bourrasques l’empêchassent de sortir de son cocon familial n’était pas non plus un baume. Oui, Noël était préoccupé.
Le huitième jour, un samedi, le soleil revint, plus brillant que jamais. Enfin, les Mourgonnais purent respirer ! En cet honneur, même la vieille Maïté sortit de son antre aux volets bleus. Précédée de sa canne, un petit filet à la main, elle se dirigeait lentement vers la grand-place du village, transformée pour l’occasion en place du marché. Dès que les enfants la virent, ils s’enfuirent à toutes jambes, talonnés par la peur. Scène qui provoqua moult rires et boutades chez les parents, inconscients du mal causé de part et d’autre.
En effet, n’était-ce pas eux qui, certains jours où leur progéniture leur donnait du fil à retordre, menaçaient : « Attention, ou Tavèn (4) va venir te chercher ! Et alors là, pecaire ! » Tavèn, la sorcière mistralienne des Baux, celle que tous craignaient, grands et petits. Tavèn, au physique ingrat comme celui de la pauvre Maïté, conteuse de son état. Les réputations tiennent à si peu de choses.
C’est ainsi que petit à petit, particulièrement dans l’esprit des enfants, Maïté devint Tavèn la redoutable. Mais s’il est vrai que, maigre comme un estoco-fi et ridée comme le cul d’un pauvre, son apparence était loin d’arranger les choses, la pauvre souffrait de ce cruel rejet. Car ses histoires, qui mieux que les enfants était capable de les appréhender ?
En ce début de février, la place était noire de monde. C’était à peine si l’on pouvait encore se mouvoir. Néanmoins, quelques marchands s’étaient abstenus de venir, apeurés par les pluies redoublées de la veille. Pour une fois, la frilosité des uns allait faire le bonheur des autres. Ce n’était que justice, pensaient les plus courageux.
Pourtant, malgré le soleil, malgré la gaieté générale, un Mourgonnais de marque se trouvait ce jour confronté à des soucis d’une ampleur considérable :
- Désolé, M. le maire. Y en a plus.
- Comment ça, y en a plus ? Plus une seule goutte de Mourgonnaise ?
- Plus une seule.
- Mais qu’est-ce que je vais dire à ma femme, moi ? Elle va me tuer.
- Achetez-lui celle-ci, elle est excellente. Un pur jus de fruit.
- Tu veux m’empoisonner, dis ? Que veux-tu que j’en fasse de tes cochonneries industrielles ? Ce n’est pas de l’huile d’olive, ça, c’est de l’olive cen-tri-fu-gée !
- Je vous assure que…
- Et moi, je te dis qu’une huile que l’on fait tourner comme une bourrique, c’est pas naturel, ça la dévarie. D’ailleurs, c’est bien simple, une bonne huile d’olive, elle ne décante pas, elle se repose. Nuance !
M. le maire était dans ses petits souliers. Une heure auparavant, il était passé au moulin : vide ! Maintenant, c’était au tour du dernier marchand chez qui il espérait trouver la seule course — ô combien essentielle ! — dont Julia l’avait chargé, de lui asséner la terrible nouvelle. Triste réalité, il n’y avait plus une seule bouteille de Belle Mourgonnaise dans toute la région.
Qu’allait-il raconter à sa femme en rentrant ? Qu’elle devrait se contenter des quelques bouteilles qui lui restaient jusqu’à prochaine pression ? Que lui, le maire de Mourgue-les-Oliviers, avait été incapable de se procurer la première spécialité de son village ? C’était impensable ! Pire, c’était l’affront suprême ! Sûr qu’elle allait le vouer aux gémonies ! Il le savait, jamais elle n’accepterait d’utiliser une autre huile d’olive que celle-là. Sa mère et sa grand-mère, déjà, préparaient toutes leurs recettes avec la belle Mourgonnaise.
Mais il est vrai que pour une huile, c’était une huile fameuse. Aristide Roumanille lui-même en était son premier ambassadeur. Fruitée et ardente à souhait, mais pas trop cependant, d’une lumière ambrée à se pâmer, satinée comme une caresse et claire comme une eau de roche, elle n’avait pas sa pareille. Un grand cru de la vallée des Baux. Et AOC encore ! La fierté de Mourgue-les-Oliviers.
Malheureux comme un écolier qui, d’avance, sait qu’il va être joliment grondé, le moral en berne, il se dirigea vers le bar des Quatre-Saisons. Tout sauf rentrer maintenant !
Chaque samedi, à l’exception des jours de pluie — néfastes, comme on sait —, le bar était plein à craquer. L’ambiance semblait au beau fixe et ce fut dans un brouhaha extraordinaire que M. le maire pénétra. Bravant les volutes de fumée qui lui encombraient la gorge et les yeux — comment pouvait-on encore y respirer, c’était mystère —, il rejoignit un groupe d’amis, dont Noël, en grande conversation au bar.
Gamin déjà, l’endroit lui était coutumier et il aimait à y revenir souvent. Depuis plus d’un siècle, la salle était restée quasi inchangée si ce n’était, ici et là, quelques améliorations et, bien entendu, la télévision, essentielle les jours de matchs de football et de rugby. Les mêmes murs jaunis exhibaient toujours les mêmes cadres vantant les mérites d’un pastis légendaire, ainsi que les principaux exploits remportés par la Pétanque mourgonnaise, elle-même établie en ce lieu depuis l’aube des temps. D’autres photos, plus récentes, étaient venues s’ajouter au fil des ans et, sur l’une d’elles, on pouvait admirer M. le maire en personne pointant avec grave concentration et belle posture. Une photo remarquable, tirée pour la postérité, sans nul doute.
Dès qu’ils le virent, ses amis remarquèrent que quelque chose le tarabustait.
- Bonjour, Aristide. Eh bien, tu en as une figure ce matin.
- Ah, mes amis, si vous saviez ce qui m’arrive ! Une catastrophe !
- Une catastrophe ? Raconte-nous, qu’on se régale.
- Il s’agit bien de se régaler, tiens. Ce soir, je serai mort et vous, vous ne pensez qu’à vous mettre à table. Elle est jolie l’amitié !
- Pardi ! On s'engraisse comme on peut. Tout le monde ne s’appelle pas Félix Moucadel.
- Riez donc, imbéciles ! Moi, je vous dis que l’affaire est sérieuse. Et si je m’en sors vivant, je serai bon pour manger des regardelles jusqu’à la fin de ma vie. Alors là, autant me suicider tout de suite.
À ces mots, tous les visages se creusèrent, signe d’une grande commisération, et Aristide put enfin conter ses mésaventures. Mais à peine eut-il le temps d’attaquer l’épisode des olives centrifugées, que tous avaient entendu des dizaines de fois, qu’un phénomène d’une portée incroyable se produisit : Félix Moucadel entra dans le café !
Pour un événement, c’était un événement. De mémoire de Mourgonnais, on ne l’y avait jamais vu. C’était tout dire. Mais alors que les habitués n’en étaient toujours pas revenus, le vieux Moucadel trotta doucettement jusqu’à la table où Fernand Pelissier se trouvait occupé à une belote. Et là, comble du comble, ne vit-on pas les deux ancêtres se congratuler et se prendre par les épaules ! Au spectacle de toutes les faces d’ahuris braquées sur eux sans vergogne, on aurait pu croire que leur comportement frisait l’indécence.
À ce moment-là, précisément, on entendit un éclat de rire grandiose éclabousser la salle, un de ces rires qui vous fait péter l’embouligue, si ce n’est pire.
- Qu’est-ce que tu as à t’estrasser comme ça, Aristide ?
Mais Aristide était incapable de répondre. Lui si abattu quelques minutes auparavant n’en pouvait plus. Il gloussait, s’esclaffait, pouffait, se tordait, se tapait les cuisses des deux mains avec vigueur, s’affalait sur le comptoir, puis se relevait, avalait goulûment une large bouffée d’air et, à nouveau, se prenait les côtes. Par instants, il semblait s’arrêter, hoquetait, gémissait, toussait, devenant aussi rouge qu’un crabe bouilli, pour reprendre de plus belle. Tant et si bien que le café tout entier se mit à rire, ignorant du pourquoi, mais heureux de cette explosion de bonne humeur.
- Ah, Bonne Mère, c’est trop beau ! J’en peux plus ! Pastourel ! Pastaga pour tout le monde ! Et plus vite que ça, encore !
- Qu’est-ce qui te prend tout à coup ? T'es devenu Crésus ou quoi ? La mairie t’a augmenté, c’est ça ?
- Penses-tu ! Non, je vais te dire, mon brave Noël : je fête mon succès !
- Qué succès ?
- Eh bien, celui-là, tiens ! La réconciliation de Félix et Fernand. L’auteur de ce miracle — car, tu en conviendras, c’est un miracle —, c’est moi !
- Oh, putain ! C’est pas vrai ! s’exclama alors Pastourel qui écoutait négligemment. Mais comment vous avez fait, dites ?
- Question de stratégie, un point, c’est tout. Vous vous rappelez l’algarade dans le cimetière ? Mon Dieu, ce jour-là, je croyais que ma dernière heure de mairie était arrivée. Tout allait barque à travers. D’abord la machine à café, puis la tombe de Félix et l’arrivée de Fernand, et ensuite, pour couronner le tout, un cadavre étranger. Les trois sueurs, quoi !
- Si on s’en rappelle ! Té, pas plus tard que ce matin, j’en parlais encore avec un collègue. Ah ça, pour faire du bruit, ils en ont fait du bruit. C’est simple, je croyais qu’ils allaient s’écorcher les neuf peaux. Notez qu’ils étaient bien placés pour ça, il suffisait de creuser un trou et vaï, on n’en parlait plus.
- Et de moi non plus par la même occasion ! Tu vois un maire laisser ses administrés s’entre-tuer sans rien faire, toi ? Allons, Pastourel, réfléchis.
- C’était juste une façon de parler, M. le maire. Si on peut plus rire des particuliers, maintenant.
- Passons. Où en étais-je, moi, avec toutes ces couillonnades ? Ah oui ! Le soir de cette fameuse journée, je n’en pouvais plus, j’étais exténué. Alors, je me suis pensé : « Aristide, ça peut plus continuer comme ça. Tu DOIS faire quelque chose ! Et vite ! » Puis, soudain, il m’est venu une idée de derrière le chapeau. La lumière a jaillit en moi et j’y ai vu tout clair comme en plein jour. Pourtant, c’était une nuit sans lune. Je le sais parce que je suis sorti me promener dans le jardin. Même que je me suis accroché à ces Bon Dieu de roses que ma femme a plantées partout.
- Alors, cette idée ?
- J’y viens, j’y viens. Patience. D’abord, j’ai fait venir un maître carrier qui, après avoir inspecté la pierre, m’a certifié que la tombe des Moucadel avait été endommagée par le gel. Son attestation dans la poche et mon idée dans la tête, je suis alors parti chez Fernand pour tout lui expliquer. Bien entendu, pour la pierre, j’ai dû y mettre les formes, mais enfin, au bout du compte, il a accepté ma proposition. Je crois même pouvoir dire qu’il était satisfait de cet arrangement. Ensuite, je me suis rendu chez Félix. Là, j’ai dû discuter longuement, vous savez, à cause du prix, mais finalement, il a dit oui. C’est qu’avec sa pierre tombale, il a des frais. Et vous le connaissez comme moi, c’est une vieille main crochue.
- Mais enfin, c’est quoi cette idée, Aristide ?!
- Eh bien, de louer le terrain, évidemment ! Tout est là : le terrain ! En louant sa terre, Félix la garde, mais en plus, il gagne des sous. Quant à Fernand, il ne doit plus passer par la route. Je reconnais que c’est pas dans les habitudes des Mourgonnais de louer la terre qu’ils travaillent, mais voilà, ça s’est fait. Ainsi, tout le monde est content. Cependant, qu’ils s’embrassent comme des courges, ça, je l’avais pas prévu. Vous voyez, l’idée était simple, mais admettez qu’il fallait y songer. Comme ma femme m’a dit hier au soir : « Aristide, c’est pour ça, justement, que c’est toi le maire, et pas un autre. Tu n’as fait que ton devoir. » Ô ! Sainte Vierge ! La Belle Mourgonnaise !
(1) Barral des Baux, Hugues des Baux, Raymond de Turenne : seigneurs des Baux.
(2) Grand relief sculpté dans un rocher des Baux. L’ensemble représente une niche d’où se détachent trois personnages.
(3) Euryale, une des gorgones dans Malpertuis, roman de Jean Ray, 1943.
(4) Personnage de la sorcière dans Mirèio (Mireille) de Frédéric Mistral.
Effrayé par ce qu’il voyait, Farid, le préposé à l’entretien des sites et jardins de la municipalité mourgonnaise, prit ses jambes à son cou et se précipita vers l’atelier de M. le maire, sachant qu’à cette heure, il serait en train de mettre la dernière main à une table urgentissime, une superbe table en merisier qui devait être livrée depuis quelque deux mois.
Quand il arriva enfin au mas de la Farigoule, complètement époumoné, il ne put que balbutier des mots sans suite au premier notable du village.
- Vite… Au rocher des Saintes… Jean-Baptiste… il… il…
- Quoi, Jean-Baptiste ? Il est pas dans sa chambre, Jean-Baptiste ?
- Non. Il est… il est là-bas. Il v… il vole.
- Hein ??? Que… que… que dis-tu ?
- Je dis bien : il vole. Il agite les bras comme… comme un oiseau, et il saute.
- Et alors, c'est pas bien grave, ça.
- Oui, mais… c’est qu’il essaie de plus en plus haut. Là maintenant, il grimpe sur… sur le rocher des Saintes.
- Tu pouvais pas le dire plus tôt, abruti ?
Le rocher des Saintes. Le paradis et l’enfer sur terre. Façon provençale, on ne pouvait mieux dire. Miraculeux pour les uns, diabolique pour les autres, l’endroit était pétri de vieilles légendes et d’antiques superstitions. Avec un profil d’hyène hurlante pour cime et des allégories de calcaire pour contreforts, le piton s’élevait loin au-dessus des Portalets.
Là, à deux pas du val d’Enfer, des générations d’hommes et de femmes s’étaient signés en passant sous ses proéminences chaotiques. Ce qui ne semblait être que de la roche au premier regard — une simple curiosité touristique pour l’étranger — incitait pourtant quelques-uns, les plus avertis, à de l’égard. Ce rocher avait tant à conter. L’ombre des seigneurs des Baux était trop proche pour avoir laissé la pierre indifférente.
Pourtant, en le citant, ce n’était pas à l’empreinte des pas de Barral, Hugues ou Turenne (1) que les autochtones songeaient, mais plutôt à l’indicible : une chose mouvante, énigmatique et brumeuse, une force vive échappée de la face sombre du miroir, une vagabonde d’un autre temps. L’entente était cordiale entre cette âme égarée et la roche aux racines profondes qu’elle hantait depuis des siècles. Jamais on ne l’avait vue se manifester en un autre lieu que celui-là.
Les témoignages étaient nombreux qui, au fil du temps, évoquaient l’apparition; les frayeurs et les extases qu’elle avait suscitées. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Que voulait-elle ? Là-dessus, nul ne s’entendait. Si, pour les uns, elle était l’incarnation même de Marie-Jacobé ou de Marie-Salomé, c’était selon — les Trémaië (2) n’étaient pas loin —, pour les autres, elle n’était qu’une jeune amante éplorée trop tôt enlevée à la vie et à l’amour. À qui se fier ? À la vieille Maïté et ses étranges histoires révélées à la brune, ou au père Antoine et ses sermons hauts en couleurs ? Aux deux, bien sûr !
En ce coin de Provence au parfum de ceps de vigne sauvage, son mythe se faisait ferment lors des veillées. Il rivalisait alors de truculence avec Marthe et sa Tarasque, la Chèvre d’Or et ses richesses, Pierre de Provence et sa belle Maguelone. Et pour le pauvre diable en manque d’imagination, cependant bien rare en ces contrées où tout fleurit, il suffisait de frapper à la porte basse d’une maisonnette de Mourgue-les-Oliviers, celle aux volets bleu lavande proche de l'ancien lavoir, celle de Maïté.
Elle seule parmi ceux de l’époque encore vivants avait vu, un soir de jeunesse, le fantôme à la longue robe. Elle seule pouvait en parler en connaissance. Dire qu’elle se faisait prier lorsqu’on la sollicitait aurait été exagéré, bien qu’un litre de rouge ne fût pas pour lui déplaire. Mais une fois avinées, les paroles de la vieille couraient sur le lit des heures comme rivière au printemps. Que croire cependant ? La version enrubannée de l’année nouvelle ou celle de dix ans d’âge ? Qu’importe ! se disaient les Mourgonnais, tant qu’à bon vin, bonne fable s’ensuit.
Tandis que Maïté racontait l’époque où Marthe filait, Jean-Baptiste, lui, volait. Non pas de ses propres ailes, mais de ses propres chimères. Pourtant, depuis quelque temps, le goût lui manquait, l’envie lui échappait. Amoché, écorché par la perte du grand volatil, il ne subsistait au fond de son ventre qu’une douleur sourde, aveugle au danger.
Sous un soleil éclatant de lumière blanche, un froid soleil de janvier, il se tenait debout, immobile, les pieds joints sur le faîte du rocher. Faisant corps avec la pierre, on l’eut dit frappé du regard d’Euryale (3), tétanisé.
Tout en dessous, le maire affolé ne savait comment agir. Un cri, un appel pouvaient le faire tomber, un geste, un mouvement pouvaient l’effrayer. Aussi, que penser de sa réaction s’il envoyait Farid, ou encore les pompiers, le chercher ! Jean-Baptiste voulait-il se suicider, comme il l’avait lui-même auguré, ou seulement s’amuser ? Il paraissait si calme, si étrangement, si indifféremment calme. Dire que Noël était absent pour la journée ! Lui peut-être aurait pu trouver les mots.
De la main, l’ouvrier lui désigna une ombre large et mouvante dans le ciel. Aristide leva les yeux. Ce qu’il découvrit l’horrifia. Telle une sentinelle, la femelle de l’aigle déchu planait, vigilante, au-dessus du jeune homme, formant des cercles de plus en plus concentrés. Pris de panique, sans arme à sa portée, il voulut se ruer vers son pupille, mais Farid, le bon Farid, l’en empêcha, les doigts fermement pressés sur son avant-bras.
- Attendez, chuchota-t-il.
Attendre quoi ? Que son petit subisse le même sort que ce malheureux touriste ? Cependant, tout alla très vite. Alors que l’aigle n’était plus qu’à quelques mètres de Jean-Baptiste, alors que celui-ci commençait à battre des bras, alors même qu’Aristide sentait l’apoplexie le frapper, l’animal trompeta trois fois, battit des ailes devant le jeune homme et l’obligea à reculer loin du précipice, se posant lui-même à l’extrême pointe du rocher.
L’incroyable venait de se produire. Pour la première fois de son existence, Aristide Roumanille était sans voix.
Lors de son brusque recul, Jean-Baptiste laissa tomber un objet qui atterrit aux pieds de son tuteur. C’était une fleur en bois sculpté que la chute venait de briser. Toujours sous le coup de la perplexité, le maire se mit à observer du bout des doigts le fragile travail de sculpture en ronde-bosse. Un jour, il avait eu l’occasion d’admirer une telle maîtrise de la matière et de la gouge. C’était voicifeu bien longtemps, presque dans une autre vie. Une époque qu’il voulait oublier.
- Une pique-belle…
- Qu'es aco ? demanda Farid.
- C’est ça. Une rose, si tu préfères. C’est ainsi que Jean-Baptiste les a toujours appelées. Ma femme les adore. D’ailleurs, c’est à se demander pourquoi nous n’avons pas rebaptisé notre maison « le mas des Roses ». Parce que la farigoule, chez nous, y a que dans l’assiette qu’on la trouve encore.
- C’est un joli nom pour une rose.
- Tu trouves ? J’y ai jamais songé, mais oui, tu as raison, c’est un bien joli nom.
Malheureusement, pas plus que le fou, la rose n’avait volé. Elle gisait près du rocher des Saintes, là où l’avait laissée Aristide, seule et morcelée, livrée à la pluie, au vent et à la grêle qui se disputaient le ciel depuis maintenant plusieurs jours, interdisant à tous la moindre petite escapade au dehors. C’est que le Provençal est frileux de nature. Si l’astre flamboyant le réjouit, l’eau des nuages, elle, le fait mourir à petit feu.
Il tombait une de ces misères ! Vraiment, plus personne n’avait le cœur à ça. La pénombre constante qui régnait depuis une semaine sabordait toute poussée de bonne humeur. Les cafés étaient vides, abandonnés des Mourgonnais. Dans les commerces, les clients se parlaient à peine, sauf, bien entendu, quand il s’agissait de se plaindre et de gémir. À les voir si malheureux, c’était à se demander comment ceux de là-haut, dans le Nord, pouvaient vivre ou, diraient-ils plutôt, survivre.
Quant à Jean-Baptiste, il semblait, en quelque sorte, avoir repris ses esprits depuis lors. De nouveau, il descendait manger avec ses parents de tutelle — ravis de ce brusque changement —, répondant même de bonne grâce aux questions qui lui étaient posées. Néanmoins, nul n’abordait le chapitre de l’aigle. Mieux valait laisser les démons s’engager d’eux-mêmes sur le chemin du retour.
Seule une personne continuait à s’inquiéter. Quelqu’un qui ne croyait pas à la totale guérison du jeune homme et qui, malgré lui, redoutait une récidive plus grave que l’épisode du rocher des Saintes. Pour cet individu, que Jean-Baptiste recommençât à se nourrir et à parler normalement n’était pas source de tranquillité, que des bourrasques l’empêchassent de sortir de son cocon familial n’était pas non plus un baume. Oui, Noël était préoccupé.
Le huitième jour, un samedi, le soleil revint, plus brillant que jamais. Enfin, les Mourgonnais purent respirer ! En cet honneur, même la vieille Maïté sortit de son antre aux volets bleus. Précédée de sa canne, un petit filet à la main, elle se dirigeait lentement vers la grand-place du village, transformée pour l’occasion en place du marché. Dès que les enfants la virent, ils s’enfuirent à toutes jambes, talonnés par la peur. Scène qui provoqua moult rires et boutades chez les parents, inconscients du mal causé de part et d’autre.
En effet, n’était-ce pas eux qui, certains jours où leur progéniture leur donnait du fil à retordre, menaçaient : « Attention, ou Tavèn (4) va venir te chercher ! Et alors là, pecaire ! » Tavèn, la sorcière mistralienne des Baux, celle que tous craignaient, grands et petits. Tavèn, au physique ingrat comme celui de la pauvre Maïté, conteuse de son état. Les réputations tiennent à si peu de choses.
C’est ainsi que petit à petit, particulièrement dans l’esprit des enfants, Maïté devint Tavèn la redoutable. Mais s’il est vrai que, maigre comme un estoco-fi et ridée comme le cul d’un pauvre, son apparence était loin d’arranger les choses, la pauvre souffrait de ce cruel rejet. Car ses histoires, qui mieux que les enfants était capable de les appréhender ?
En ce début de février, la place était noire de monde. C’était à peine si l’on pouvait encore se mouvoir. Néanmoins, quelques marchands s’étaient abstenus de venir, apeurés par les pluies redoublées de la veille. Pour une fois, la frilosité des uns allait faire le bonheur des autres. Ce n’était que justice, pensaient les plus courageux.
Pourtant, malgré le soleil, malgré la gaieté générale, un Mourgonnais de marque se trouvait ce jour confronté à des soucis d’une ampleur considérable :
- Désolé, M. le maire. Y en a plus.
- Comment ça, y en a plus ? Plus une seule goutte de Mourgonnaise ?
- Plus une seule.
- Mais qu’est-ce que je vais dire à ma femme, moi ? Elle va me tuer.
- Achetez-lui celle-ci, elle est excellente. Un pur jus de fruit.
- Tu veux m’empoisonner, dis ? Que veux-tu que j’en fasse de tes cochonneries industrielles ? Ce n’est pas de l’huile d’olive, ça, c’est de l’olive cen-tri-fu-gée !
- Je vous assure que…
- Et moi, je te dis qu’une huile que l’on fait tourner comme une bourrique, c’est pas naturel, ça la dévarie. D’ailleurs, c’est bien simple, une bonne huile d’olive, elle ne décante pas, elle se repose. Nuance !
M. le maire était dans ses petits souliers. Une heure auparavant, il était passé au moulin : vide ! Maintenant, c’était au tour du dernier marchand chez qui il espérait trouver la seule course — ô combien essentielle ! — dont Julia l’avait chargé, de lui asséner la terrible nouvelle. Triste réalité, il n’y avait plus une seule bouteille de Belle Mourgonnaise dans toute la région.
Qu’allait-il raconter à sa femme en rentrant ? Qu’elle devrait se contenter des quelques bouteilles qui lui restaient jusqu’à prochaine pression ? Que lui, le maire de Mourgue-les-Oliviers, avait été incapable de se procurer la première spécialité de son village ? C’était impensable ! Pire, c’était l’affront suprême ! Sûr qu’elle allait le vouer aux gémonies ! Il le savait, jamais elle n’accepterait d’utiliser une autre huile d’olive que celle-là. Sa mère et sa grand-mère, déjà, préparaient toutes leurs recettes avec la belle Mourgonnaise.
Mais il est vrai que pour une huile, c’était une huile fameuse. Aristide Roumanille lui-même en était son premier ambassadeur. Fruitée et ardente à souhait, mais pas trop cependant, d’une lumière ambrée à se pâmer, satinée comme une caresse et claire comme une eau de roche, elle n’avait pas sa pareille. Un grand cru de la vallée des Baux. Et AOC encore ! La fierté de Mourgue-les-Oliviers.
Malheureux comme un écolier qui, d’avance, sait qu’il va être joliment grondé, le moral en berne, il se dirigea vers le bar des Quatre-Saisons. Tout sauf rentrer maintenant !
Chaque samedi, à l’exception des jours de pluie — néfastes, comme on sait —, le bar était plein à craquer. L’ambiance semblait au beau fixe et ce fut dans un brouhaha extraordinaire que M. le maire pénétra. Bravant les volutes de fumée qui lui encombraient la gorge et les yeux — comment pouvait-on encore y respirer, c’était mystère —, il rejoignit un groupe d’amis, dont Noël, en grande conversation au bar.
Gamin déjà, l’endroit lui était coutumier et il aimait à y revenir souvent. Depuis plus d’un siècle, la salle était restée quasi inchangée si ce n’était, ici et là, quelques améliorations et, bien entendu, la télévision, essentielle les jours de matchs de football et de rugby. Les mêmes murs jaunis exhibaient toujours les mêmes cadres vantant les mérites d’un pastis légendaire, ainsi que les principaux exploits remportés par la Pétanque mourgonnaise, elle-même établie en ce lieu depuis l’aube des temps. D’autres photos, plus récentes, étaient venues s’ajouter au fil des ans et, sur l’une d’elles, on pouvait admirer M. le maire en personne pointant avec grave concentration et belle posture. Une photo remarquable, tirée pour la postérité, sans nul doute.
Dès qu’ils le virent, ses amis remarquèrent que quelque chose le tarabustait.
- Bonjour, Aristide. Eh bien, tu en as une figure ce matin.
- Ah, mes amis, si vous saviez ce qui m’arrive ! Une catastrophe !
- Une catastrophe ? Raconte-nous, qu’on se régale.
- Il s’agit bien de se régaler, tiens. Ce soir, je serai mort et vous, vous ne pensez qu’à vous mettre à table. Elle est jolie l’amitié !
- Pardi ! On s'engraisse comme on peut. Tout le monde ne s’appelle pas Félix Moucadel.
- Riez donc, imbéciles ! Moi, je vous dis que l’affaire est sérieuse. Et si je m’en sors vivant, je serai bon pour manger des regardelles jusqu’à la fin de ma vie. Alors là, autant me suicider tout de suite.
À ces mots, tous les visages se creusèrent, signe d’une grande commisération, et Aristide put enfin conter ses mésaventures. Mais à peine eut-il le temps d’attaquer l’épisode des olives centrifugées, que tous avaient entendu des dizaines de fois, qu’un phénomène d’une portée incroyable se produisit : Félix Moucadel entra dans le café !
Pour un événement, c’était un événement. De mémoire de Mourgonnais, on ne l’y avait jamais vu. C’était tout dire. Mais alors que les habitués n’en étaient toujours pas revenus, le vieux Moucadel trotta doucettement jusqu’à la table où Fernand Pelissier se trouvait occupé à une belote. Et là, comble du comble, ne vit-on pas les deux ancêtres se congratuler et se prendre par les épaules ! Au spectacle de toutes les faces d’ahuris braquées sur eux sans vergogne, on aurait pu croire que leur comportement frisait l’indécence.
À ce moment-là, précisément, on entendit un éclat de rire grandiose éclabousser la salle, un de ces rires qui vous fait péter l’embouligue, si ce n’est pire.
- Qu’est-ce que tu as à t’estrasser comme ça, Aristide ?
Mais Aristide était incapable de répondre. Lui si abattu quelques minutes auparavant n’en pouvait plus. Il gloussait, s’esclaffait, pouffait, se tordait, se tapait les cuisses des deux mains avec vigueur, s’affalait sur le comptoir, puis se relevait, avalait goulûment une large bouffée d’air et, à nouveau, se prenait les côtes. Par instants, il semblait s’arrêter, hoquetait, gémissait, toussait, devenant aussi rouge qu’un crabe bouilli, pour reprendre de plus belle. Tant et si bien que le café tout entier se mit à rire, ignorant du pourquoi, mais heureux de cette explosion de bonne humeur.
- Ah, Bonne Mère, c’est trop beau ! J’en peux plus ! Pastourel ! Pastaga pour tout le monde ! Et plus vite que ça, encore !
- Qu’est-ce qui te prend tout à coup ? T'es devenu Crésus ou quoi ? La mairie t’a augmenté, c’est ça ?
- Penses-tu ! Non, je vais te dire, mon brave Noël : je fête mon succès !
- Qué succès ?
- Eh bien, celui-là, tiens ! La réconciliation de Félix et Fernand. L’auteur de ce miracle — car, tu en conviendras, c’est un miracle —, c’est moi !
- Oh, putain ! C’est pas vrai ! s’exclama alors Pastourel qui écoutait négligemment. Mais comment vous avez fait, dites ?
- Question de stratégie, un point, c’est tout. Vous vous rappelez l’algarade dans le cimetière ? Mon Dieu, ce jour-là, je croyais que ma dernière heure de mairie était arrivée. Tout allait barque à travers. D’abord la machine à café, puis la tombe de Félix et l’arrivée de Fernand, et ensuite, pour couronner le tout, un cadavre étranger. Les trois sueurs, quoi !
- Si on s’en rappelle ! Té, pas plus tard que ce matin, j’en parlais encore avec un collègue. Ah ça, pour faire du bruit, ils en ont fait du bruit. C’est simple, je croyais qu’ils allaient s’écorcher les neuf peaux. Notez qu’ils étaient bien placés pour ça, il suffisait de creuser un trou et vaï, on n’en parlait plus.
- Et de moi non plus par la même occasion ! Tu vois un maire laisser ses administrés s’entre-tuer sans rien faire, toi ? Allons, Pastourel, réfléchis.
- C’était juste une façon de parler, M. le maire. Si on peut plus rire des particuliers, maintenant.
- Passons. Où en étais-je, moi, avec toutes ces couillonnades ? Ah oui ! Le soir de cette fameuse journée, je n’en pouvais plus, j’étais exténué. Alors, je me suis pensé : « Aristide, ça peut plus continuer comme ça. Tu DOIS faire quelque chose ! Et vite ! » Puis, soudain, il m’est venu une idée de derrière le chapeau. La lumière a jaillit en moi et j’y ai vu tout clair comme en plein jour. Pourtant, c’était une nuit sans lune. Je le sais parce que je suis sorti me promener dans le jardin. Même que je me suis accroché à ces Bon Dieu de roses que ma femme a plantées partout.
- Alors, cette idée ?
- J’y viens, j’y viens. Patience. D’abord, j’ai fait venir un maître carrier qui, après avoir inspecté la pierre, m’a certifié que la tombe des Moucadel avait été endommagée par le gel. Son attestation dans la poche et mon idée dans la tête, je suis alors parti chez Fernand pour tout lui expliquer. Bien entendu, pour la pierre, j’ai dû y mettre les formes, mais enfin, au bout du compte, il a accepté ma proposition. Je crois même pouvoir dire qu’il était satisfait de cet arrangement. Ensuite, je me suis rendu chez Félix. Là, j’ai dû discuter longuement, vous savez, à cause du prix, mais finalement, il a dit oui. C’est qu’avec sa pierre tombale, il a des frais. Et vous le connaissez comme moi, c’est une vieille main crochue.
- Mais enfin, c’est quoi cette idée, Aristide ?!
- Eh bien, de louer le terrain, évidemment ! Tout est là : le terrain ! En louant sa terre, Félix la garde, mais en plus, il gagne des sous. Quant à Fernand, il ne doit plus passer par la route. Je reconnais que c’est pas dans les habitudes des Mourgonnais de louer la terre qu’ils travaillent, mais voilà, ça s’est fait. Ainsi, tout le monde est content. Cependant, qu’ils s’embrassent comme des courges, ça, je l’avais pas prévu. Vous voyez, l’idée était simple, mais admettez qu’il fallait y songer. Comme ma femme m’a dit hier au soir : « Aristide, c’est pour ça, justement, que c’est toi le maire, et pas un autre. Tu n’as fait que ton devoir. » Ô ! Sainte Vierge ! La Belle Mourgonnaise !
(1) Barral des Baux, Hugues des Baux, Raymond de Turenne : seigneurs des Baux.
(2) Grand relief sculpté dans un rocher des Baux. L’ensemble représente une niche d’où se détachent trois personnages.
(3) Euryale, une des gorgones dans Malpertuis, roman de Jean Ray, 1943.
(4) Personnage de la sorcière dans Mirèio (Mireille) de Frédéric Mistral.