UN ÉCHAPPÉ EN SURSIS
Au lendemain de ce terrible orage, on trouva sur une terre en friche proche du village le corps roidi de Pastourel atrocement mutilé. Les yeux crevés, le buste profondément labouré, il gisait au pied de la Mourgue, ancienne statue de la fécondité abandonnée là et à laquelle le village avait emprunté un peu de sa gloire passée.
Ce fut Mme Fléchon qui le découvrit alors qu’elle rentrait à la maison sur le coup de midi, coupant comme souvent à travers champs afin d’éviter un long détour. Epouvantée, la boulangère s’enfuit en courant, hurlant comme une folle par les ruelles des « au secours », « à l’aide », « au meurtre ». Les cheveux et la tenue en désordre, elle déboula de l’artère principale pour atterrir dans les bras d’Aristide et de Marius qui, passablement avinés, discutaient le bout de gras devant la porte des Quatre-Saisons en compagnie de Francis, le serveur.
Il fallut plus d’un quart d’heure au maire et au brigadier pour la calmer. La pauvre femme n’en pouvait plus d’émotions. Elle tremblait, hoquetait et pleurait avec une telle force que sa fébrilité finit par alarmer le village tout entier. Lorsqu’elle s’exprima enfin, ce fut pour glacer d’effroi ceux qui l’entendirent.
Un mois à peine après la découverte du Hollandais sur la commune des Baux, voici que Mourgue-les-Oliviers, à son tour, subissait une bien pénible épreuve. Néanmoins, cette fois-ci, il ne s’agissait plus d’un touriste, il ne s’agissait plus d’un accident. L’affaire était conséquente, infiniment plus conséquente.
Ceux qui virent de près le cadavre — et ils furent nombreux à se précipiter là-bas sitôt la nouvelle apprise — eurent des cauchemars sans nom des semaines durant. Une curiosité bien mal récompensée, à dire vrai. Le brigadier eut beau faire et interdire, certains réussirent à le précéder sur le lieu du crime et, bien entendu, à piétiner allègrement toute preuve qui aurait pu s’y trouver.
L’enquête fut confiée à la brigade d’Arles. Aussitôt, des gendarmes envahirent le village. Les journées suivantes, ils questionnèrent les uns et les autres, inspectant chaque mètre carré du champ de la Mourgue, et même au-delà. Quant au bar des Quatre-Saisons, il présentait à la grand-place ses portes hermétiquement closes, rappelant à qui aurait pu l’oublier le deuil qui frappait ses murs.
À ce drame vint bientôt s’ajouter un autre, moins pénible peut-être car tempéré par l’espoir, mais d’une ampleur considérable pour ceux qu’il touchait de près : Jean-Baptiste avait disparu. Depuis le fameux orage, nul ne l’avait revu. D’abord peu inquiet de cette escapade nocturne — une habitude chez son pupille, presque un rituel —, Aristide se mit ensuite à paniquer : s’il avait été assassiné, lui aussi, par celui que tous nommaient à présent le « boucher des Alpilles » ? N’était-il pas dehors lorsqu’avait eu lieu le meurtre de Pastourel ? À moins que… Non, ce n’était pas possible… Pas lui, pas cet agneau nourri au bon lait d’amour du mas de la Farigoule.
N’y tenant plus, Aristide se rendit à la gendarmerie afin de signaler cette disparition, décrivant son « petit » comme un être délicat, sensible, d’une grande vulnérabilité. De suite, le brigadier s’intéressa à sa déclaration, lui posant question sur question; attitude qui rasséréna quelque peu le maire. Selon toute vraisemblance, le représentant de l’ordre prenait cette fugue très au sérieux.
Cependant, les jours passaient et Jean-Baptiste ne réapparaissait pas. Bientôt, s’imagina-t-on au mas des Roumanille, la faim et le froid auraient raison de son existence; à moins que son corps inanimé ne reposât au fond de quelque faille de la montagne. Eu égard au maire qui dépérissait et sur les instigations de Noël, forces de l’ordre et villageois s’entendirent pour former une battue.
Ce jour-là avait également lieu l’enterrement de Pastourel. Tout le village se rassembla pour un dernier hommage à celui qui avait été le confident, désiré ou non, de bien des Mourgonnais. L’oraison du père Antoine fit jaillir des larmes à plus d’un et tous se souvinrent de son franc-parler, des engueulades que le tavernier réservait à certains les mauvais jours et de la générosité qu’il avait pour tous les trois cents autres jours de l’année.
Après un ultime adieu au cimetière, hommes et femmes valides se rassemblèrent sur la place de la République où la gendarmerie organisa les recherches. Certains partirent en direction de Salon, d’autres vers Arles, d’autres encore vers Saint-Martin-de-Crau ou Eyragues. Mais la majeure partie de la troupe, Aristide et Noël en tête, se dirigea vers les Alpilles, lieu de toutes les conjectures.
Des heures durant, on chercha, fouilla, scruta, le nom de Jean-Baptiste résonnant longuement entre Rhône et Durance. Au soir, on vit revenir des visages harassés, les bras ballants, le regard frustré. Les derniers rebroussèrent chemin bien après la tombée de la nuit. Eux aussi affichaient la même expression d’impuissance.
Trois longues journées, les villageois offrirent leurs yeux et leur ardeur à M. le maire Aristide Roumanille. Car si quelques-uns avaient plaisir à critiquer le notable, nul ne se serait senti capable d’abandonner l’homme à sa peine. Malheureusement, le fada de Mourgue-les-Oliviers restait introuvable.
Un rebondissement se produisit cependant lors de ces recherches. Ce jour-là, le dernier, le groupe d’Aristide explorait les Portalets quand, soudain, un appel retentit qui fit bondir le maire de joie autant que d’appréhension. Le cœur bridé, il se précipita vers le lieu d’où émanait le cri. Mais une fois sur place, il ne vit, appuyé contre un rocher, qu’une vieille arme de chasse.
« Le fusil de Dominique… contre le rocher des Saintes… » dit une voix dans son dos.
Un peu plus tard, l’enquête révéla que cette relique appartenait bel et bien à Pastourel. Les deux cartouches qu’elle contenait, d’un calibre de douze, étaient vides et on ne releva que ses empreintes. Le tenancier s’en était donc servi. Dans quel but ? Cette question constituait-elle la clef de l’énigme ? Comment savoir ? Suite à cette découverte, les enquêteurs doublèrent les effectifs et fouillèrent une fois de plus les environs des Portalets.
Fouilles qui, derechef, ravivèrent les espoirs d’un Aristide anéanti. Chaque jour, aidé de Julia et de Noël, il parcourait les Alpilles. Il y avait tant de ravines, de défilés, d’anfractuosités, tant de cachettes où Jean-Baptiste aurait pu se terrer. Progressivement, une supposition avait germé dans son esprit. L’hypothèse était grotesque, peut-être, mais plausible : son neveu n’avait pu qu’assister à ce meurtre et, terrorisé, était allé se réfugier dans un abri dérobé de la montagne. Peut-être n’osait-il pas en sortir ? Peut-être pensait-il le tueur toujours tapi dans l’ombre ? Après le désarroi dans lequel la simple mort d’un aigle l’avait plongé, il était plus que probable qu’il eut à cette heure, selon l’expression même de son tuteur, « le cerveau tout à l’envers ».
De cet aigle et de sa femelle, justement, plus aucun ne se souciait. D’autres événements s’étaient déroulés depuis lors, au premier chef le meurtre de Pastourel dont la barbarie remplaçait sur toutes les lèvres les rumeurs précédentes. La terreur qu’inspirait le boucher des Alpilles alimentait autrement plus les discussions que la mort d’un oiseau dont la culpabilité, somme toute, n’avait pas été prouvée.
Il s’agissait bien de parler de lui, pourtant, ou plutôt de sa femelle. À l’exception des bergers, personne jusqu’à présent n’avait remarqué son départ. Or, fait étrange, celui-ci correspondait jour pour jour à la désertion de Jean-Baptiste. Pour eux, à n’en point douter, c’était un signe. L’éclipse du roi du ciel augurait un danger. Si, de surcroît, le fada de Mourgue-les-Oliviers, protégé du rapace et porteur de chance du village, disparaissait lui aussi, le péril était d’autant plus redoutable.
Une telle coïncidence confirmait les appréhensions de Noël. Loin de s’avouer battu, il savait néanmoins qu’il était inutile de nourrir de vaines espérances. Pour rien au monde, il n’eût voulu éteindre la faible flamme qui animait encore Aristide et Julia, mais il appréhendait le jour où l’on retrouverait le corps inerte de leur pupille. L’âme de Jean-Baptiste, ressentait-il, n’était plus de ce monde. Même en faisant fi de ce que lui dictait son cœur, la région n’avait-elle pas été sondée de fond en comble ? Les commissariats et les gendarmeries n’avaient-ils pas reçu son signalement depuis plus de deux semaines ?
Les enquêteurs durent se faire une raison : leurs investigations ne donnèrent que de bien maigres résultats. Trop de temps, déjà, s’était écoulé depuis la mort de Pastourel. On observa des traces de lutte près de l’endroit où avait été trouvé le fusil, mais elles ne fournirent que peu d’éléments nouveaux, sinon que le meurtrier était plus que probablement vêtu d’une veste en cuir au moment de l’agression. Quant à l’arme blanche qui avait servi à éborgner et lacérer le cafetier, elle restait introuvable.
Dès le départ, il avait été établi avec certitude que le meurtrier avait traîné le cadavre de Pastourel sur plusieurs centaines de mètres avant de l’abandonner au pied de la statue. Mais entre la Mourgue et le rocher des Saintes, on ne releva aucune piste; le vide, comme si les indices s’étaient tout à coup volatilisés. Où donc Pastourel avait-il été tué ? Près du rocher ? Si oui, comment son corps s’était-il retrouvé aux abords du village ?
Le criminel, supposait-on, devait posséder une musculature incroyable pour avoir été capable de vaincre Dominique, ancien joueur de rugby professionnel dont le poids avoisinait les cent dix kilos. De là à conclure qu’il l’avait porté sur un aussi long parcours par des chemins rocailleux, il y avait de la marge; distance qu’aucun gendarme ne se serait permis de franchir, tant la difficulté semblait insurmontable. À moins, argumentait-on encore, que le corps eût été soulevé et tiré alternativement; ou qu’il y eût une course-poursuite dans les Alpilles entre les deux protagonistes et que l’assassin eût œuvré ailleurs. Mais où ? Les alentours n’avaient-ils pas été passés au crible ? De toute façon, les enquêteurs auraient relevé des indices.
Entre-temps, les langues s’étaient déliées dans le village. L’incompréhension, la méfiance, autant que la peur suscitèrent des commentaires auxquels personne n’aurait ne serait-ce que songé quelques semaines auparavant. On évoqua à nouveau le décès du touriste hollandais et ses circonstances étranges, le comportement pour le moins bizarre de Jean-Baptiste — dont la fugue survenait à propos —, ainsi que ses singulières relations avec un certain aigle de Bonelli, particulièrement un jour sur le rocher des Saintes, celui-là même contre lequel on avait retrouvé l’arme de Dominique. Un rocher maudit aux dires de quelques-uns.
Cependant, lorsque la disparition du rapace fut connue, nul parmi les proches de Pastourel ne souffla mot des intentions qu’avait manifestées le tavernier avant sa mort. Tuer un aigle était formellement interdit, mieux valait ne pas s’avouer complice d’un tel crime.
L’enquête piétinait. Seule nouveauté : les profondes empreintes laissées par les gants de l’assassin, en cuir également, sur le cou de la victime. Les enquêteurs décidèrent alors de rouvrir le dossier du touriste. Ils réinterrogèrent Noël sur les circonstances précédant la découverte du corps et s’aperçurent d’un fait dont le rapport ne faisait pas mention : le jour de la mort du touriste, Jean-Baptiste avait rejoint le berger et son troupeau quelques dizaines de minutes seulement avant que le pâtre ne gagne la montagne. D’où venait-il ?
Aussitôt, un cas de figure s’imposa. Les coïncidences étaient si troublantes… et les pistes si minces. Pour eux, il n’y avait quasiment plus aucun doute : Pastourel avait tué l’oiseau, Jean-Baptiste en avait été témoin et, pris de rage, l’avait étranglé. Toujours sous le coup de la colère, il l’avait tailladé et éborgné pour ensuite, d’une manière ou d’une autre, transporter sa dépouille jusqu’à la Mourgue. Puis, après avoir soigneusement caché le corps de l’animal, il avait pris la fuite. Pour l’alpiniste, il avait dû camoufler son méfait en accident. Qui pouvait savoir ce dont était capable un fou en colère ?
Bien entendu, ce scénario n’était pas parfait, mais toutes les pièces du puzzle ne s’ordonneraient-elles pas immanquablement lorsque le fugitif réapparaîtrait ? Il ne s’agissait plus que d’une question de temps, pensait-on.
Face à leur certitude, Noël tenta de défendre son jeune ami : Jean-Baptiste était un garçon trop émotif, trop généreux pour commettre de telles atrocités. De plus, il aurait été incapable de vaincre Pastourel et de le porter sur plusieurs kilomètres, même sous le coup d’une crise bien improbable. D’ailleurs, dès qu’il souffrait, n’était-ce pas à lui-même qu’il s’en prenait ?
C’est alors qu’une société de protection des rapaces fit savoir qu’on avait repéré un aigle de Bonelli nouveau venu du côté de la Sainte-Baume. Celui-ci présentait de fortes similitudes avec l’oiseau observé dans les Alpilles, assez en tout cas pour persuader les ornithologues de son identité. C’était bel et bien la femelle recherchée.
En d’autres termes, les théories échafaudées par la gendarmerie capotèrent. Avec la réapparition du rapace, plus de mobile. Ne subsistaient que de vagues présomptions, rien de bien tendre à se mettre sous la dent. Une simple disparition ne constituait pas une preuve de culpabilité, ainsi que leur précisa le maire, soulagé de cette dépêche. Faute de mieux, néanmoins, son pupille restait le suspect numéro un dans cette affaire.
Pendant ce temps, Aristide maigrissait à vue d’œil. Les nombreux interrogatoires qu’il avait subis en tant que tuteur de Jean-Baptiste, ajoutés à l’angoisse de son absence, l’avaient complètement anéanti. Lui si jovial, lui qui veillait tant à l’entretien quotidien de son « cher tissu sous-cutané » avait perdu dix kilos et pris dix ans en un mois. C’était beaucoup pour un seul homme.
Il continuait tant bien que mal à vaquer à ses occupations, se partageant toujours entre la mairie et son atelier, mais sa mine était sombre et ses rides profondes. À tel point que certains le crurent atteint d’un mal incurable. « C’est son fada de malheur qui le ronge », « Si ça continue, il va bader mourir », « Moi, je vous dis qu’il finira comme Jean-Baptiste : avec la camisole ! », « Quand je le vois, il me fait virer l’aïoli (1) » pouvait-on entendre à son sujet.
C’est que les Mourgonnais s’inquiétaient pour leur maire. Jamais on ne l’avait vu manquer l’apéritif ou refuser une partie de boules en compagnie de ses administrés. Et là, coup de théâtre, plus d’Aristide Roumanille aux heures où sa présence était indispensable ! Il devenait urgent de démasquer le boucher des Alpilles et, surtout, de retrouver Jean-Baptiste, se disaient les villageois, même et au pire si ces deux-là ne formaient qu’un. Sinon, contraints et forcés, ils devraient envisager la solution extrême, c’est-à-dire élire un nouveau premier officier municipal. Et cela, au fond, qui le désirait ?
Deux camps se firent jour dans les rangs des Mourgonnais : les pro et les anti Jean-Baptiste. D’un côté, ceux persuadés de l’innocence du jeune homme et, de l’autre, les partisans de la culpabilité du fou. C’était à qui trouverait le plus d’arguments. Et d’idées, nul n’en manquait à Mourgue-les-Oliviers.
Tout le monde le savait, l’aigle avait sauvé Jean-Baptiste d’une mort certaine au rocher des Saintes, preuve indubitable d’une bénédiction divine. Qui, sinon une créature au cœur pur, pouvait être l’objet d’une telle attention de la part d’un animal sauvage ? Et puis, un fada, quelle aubaine pour les affaires du village ! Mais pour les autres… Un animal sauvage, oui, et tueur potentiel de touristes, en plus ! Un meurtrier en protégeant un autre, voilà le miracle auquel Aristide et Farid avaient assisté aux Portalets ! Rien de plus, rien de moins. Que dire d’un simple d’esprit qui croyait pouvoir voler à l’aide de ses seuls bras ? Qu’il se prenait pour l’aigle, assurément, et pas n’importe lequel : l’aigle assassin ! Après le vol, le meurtre, c’était dans la logique des choses.
De théories abracadabrantes en versions douteuses, les conversations étaient menées bon train. Pas un jour qui ne reçut sa moisson d’hypothèses. L’alcool et la peur aidant, les esprits s’échauffèrent sous les platanes et plus d’une fois, on dut séparer des adversaires un peu trop convaincus du bien-fondé de leur point de vue.
Pris de fièvres mourgonnesques, des familles se disputaient, des amis s’injuriaient, des commerçants se boudaient, jusqu’aux enfants qui réglaient les comptes de leurs parents dans la cour de récréation. Au milieu de tout ça, le brave père Antoine jouait au médiateur. Flanqué de son éternel bedeau, le fidèle Justin, on le voyait presque chaque jour parcourir le bourg de long en large, tentant d’adoucir une querelle par-ci, une algarade par-là, remplaçant en quelque sorte le maire dans ses fonctions de conciliateur.
Aristide comprenait parfaitement ce qui se passait dans son village, mais directement concerné, il se sentait incapable d’arbitrer quoi ou qui que ce fut avec impartialité. De toute façon, au point où il en était, il n’en avait cure.
- Baste ! Qu’ils s’entre-déchirent si ça leur fait plaisir, proféra-t-il un soir à Noël. Je te le dis, moi qui suis leur maire : ils sont complètement fadas. Le corps de Pastourel est à peine tiède, mon petit est peut-être mourant à l’heure qu’il est, sans compter qu’un assassin se balade dans la nature, et eux, que font-ils ? Ils déparlent et se tapent dessus ! C’est le monde à l’envers !
- Mais le monde tourne à l’envers, Aristide, avait doucement rétorqué le berger.
(1) Plat maigre à base de morue accompagnée de légumes, d'escargots et d'œufs. L'ensemble est présenté sur un grand plat, chaque ingrédient étant groupé. Le repas est souvent accompagné d'un concours du meilleur aïoli.
Ce fut Mme Fléchon qui le découvrit alors qu’elle rentrait à la maison sur le coup de midi, coupant comme souvent à travers champs afin d’éviter un long détour. Epouvantée, la boulangère s’enfuit en courant, hurlant comme une folle par les ruelles des « au secours », « à l’aide », « au meurtre ». Les cheveux et la tenue en désordre, elle déboula de l’artère principale pour atterrir dans les bras d’Aristide et de Marius qui, passablement avinés, discutaient le bout de gras devant la porte des Quatre-Saisons en compagnie de Francis, le serveur.
Il fallut plus d’un quart d’heure au maire et au brigadier pour la calmer. La pauvre femme n’en pouvait plus d’émotions. Elle tremblait, hoquetait et pleurait avec une telle force que sa fébrilité finit par alarmer le village tout entier. Lorsqu’elle s’exprima enfin, ce fut pour glacer d’effroi ceux qui l’entendirent.
Un mois à peine après la découverte du Hollandais sur la commune des Baux, voici que Mourgue-les-Oliviers, à son tour, subissait une bien pénible épreuve. Néanmoins, cette fois-ci, il ne s’agissait plus d’un touriste, il ne s’agissait plus d’un accident. L’affaire était conséquente, infiniment plus conséquente.
Ceux qui virent de près le cadavre — et ils furent nombreux à se précipiter là-bas sitôt la nouvelle apprise — eurent des cauchemars sans nom des semaines durant. Une curiosité bien mal récompensée, à dire vrai. Le brigadier eut beau faire et interdire, certains réussirent à le précéder sur le lieu du crime et, bien entendu, à piétiner allègrement toute preuve qui aurait pu s’y trouver.
L’enquête fut confiée à la brigade d’Arles. Aussitôt, des gendarmes envahirent le village. Les journées suivantes, ils questionnèrent les uns et les autres, inspectant chaque mètre carré du champ de la Mourgue, et même au-delà. Quant au bar des Quatre-Saisons, il présentait à la grand-place ses portes hermétiquement closes, rappelant à qui aurait pu l’oublier le deuil qui frappait ses murs.
À ce drame vint bientôt s’ajouter un autre, moins pénible peut-être car tempéré par l’espoir, mais d’une ampleur considérable pour ceux qu’il touchait de près : Jean-Baptiste avait disparu. Depuis le fameux orage, nul ne l’avait revu. D’abord peu inquiet de cette escapade nocturne — une habitude chez son pupille, presque un rituel —, Aristide se mit ensuite à paniquer : s’il avait été assassiné, lui aussi, par celui que tous nommaient à présent le « boucher des Alpilles » ? N’était-il pas dehors lorsqu’avait eu lieu le meurtre de Pastourel ? À moins que… Non, ce n’était pas possible… Pas lui, pas cet agneau nourri au bon lait d’amour du mas de la Farigoule.
N’y tenant plus, Aristide se rendit à la gendarmerie afin de signaler cette disparition, décrivant son « petit » comme un être délicat, sensible, d’une grande vulnérabilité. De suite, le brigadier s’intéressa à sa déclaration, lui posant question sur question; attitude qui rasséréna quelque peu le maire. Selon toute vraisemblance, le représentant de l’ordre prenait cette fugue très au sérieux.
Cependant, les jours passaient et Jean-Baptiste ne réapparaissait pas. Bientôt, s’imagina-t-on au mas des Roumanille, la faim et le froid auraient raison de son existence; à moins que son corps inanimé ne reposât au fond de quelque faille de la montagne. Eu égard au maire qui dépérissait et sur les instigations de Noël, forces de l’ordre et villageois s’entendirent pour former une battue.
Ce jour-là avait également lieu l’enterrement de Pastourel. Tout le village se rassembla pour un dernier hommage à celui qui avait été le confident, désiré ou non, de bien des Mourgonnais. L’oraison du père Antoine fit jaillir des larmes à plus d’un et tous se souvinrent de son franc-parler, des engueulades que le tavernier réservait à certains les mauvais jours et de la générosité qu’il avait pour tous les trois cents autres jours de l’année.
Après un ultime adieu au cimetière, hommes et femmes valides se rassemblèrent sur la place de la République où la gendarmerie organisa les recherches. Certains partirent en direction de Salon, d’autres vers Arles, d’autres encore vers Saint-Martin-de-Crau ou Eyragues. Mais la majeure partie de la troupe, Aristide et Noël en tête, se dirigea vers les Alpilles, lieu de toutes les conjectures.
Des heures durant, on chercha, fouilla, scruta, le nom de Jean-Baptiste résonnant longuement entre Rhône et Durance. Au soir, on vit revenir des visages harassés, les bras ballants, le regard frustré. Les derniers rebroussèrent chemin bien après la tombée de la nuit. Eux aussi affichaient la même expression d’impuissance.
Trois longues journées, les villageois offrirent leurs yeux et leur ardeur à M. le maire Aristide Roumanille. Car si quelques-uns avaient plaisir à critiquer le notable, nul ne se serait senti capable d’abandonner l’homme à sa peine. Malheureusement, le fada de Mourgue-les-Oliviers restait introuvable.
Un rebondissement se produisit cependant lors de ces recherches. Ce jour-là, le dernier, le groupe d’Aristide explorait les Portalets quand, soudain, un appel retentit qui fit bondir le maire de joie autant que d’appréhension. Le cœur bridé, il se précipita vers le lieu d’où émanait le cri. Mais une fois sur place, il ne vit, appuyé contre un rocher, qu’une vieille arme de chasse.
« Le fusil de Dominique… contre le rocher des Saintes… » dit une voix dans son dos.
Un peu plus tard, l’enquête révéla que cette relique appartenait bel et bien à Pastourel. Les deux cartouches qu’elle contenait, d’un calibre de douze, étaient vides et on ne releva que ses empreintes. Le tenancier s’en était donc servi. Dans quel but ? Cette question constituait-elle la clef de l’énigme ? Comment savoir ? Suite à cette découverte, les enquêteurs doublèrent les effectifs et fouillèrent une fois de plus les environs des Portalets.
Fouilles qui, derechef, ravivèrent les espoirs d’un Aristide anéanti. Chaque jour, aidé de Julia et de Noël, il parcourait les Alpilles. Il y avait tant de ravines, de défilés, d’anfractuosités, tant de cachettes où Jean-Baptiste aurait pu se terrer. Progressivement, une supposition avait germé dans son esprit. L’hypothèse était grotesque, peut-être, mais plausible : son neveu n’avait pu qu’assister à ce meurtre et, terrorisé, était allé se réfugier dans un abri dérobé de la montagne. Peut-être n’osait-il pas en sortir ? Peut-être pensait-il le tueur toujours tapi dans l’ombre ? Après le désarroi dans lequel la simple mort d’un aigle l’avait plongé, il était plus que probable qu’il eut à cette heure, selon l’expression même de son tuteur, « le cerveau tout à l’envers ».
De cet aigle et de sa femelle, justement, plus aucun ne se souciait. D’autres événements s’étaient déroulés depuis lors, au premier chef le meurtre de Pastourel dont la barbarie remplaçait sur toutes les lèvres les rumeurs précédentes. La terreur qu’inspirait le boucher des Alpilles alimentait autrement plus les discussions que la mort d’un oiseau dont la culpabilité, somme toute, n’avait pas été prouvée.
Il s’agissait bien de parler de lui, pourtant, ou plutôt de sa femelle. À l’exception des bergers, personne jusqu’à présent n’avait remarqué son départ. Or, fait étrange, celui-ci correspondait jour pour jour à la désertion de Jean-Baptiste. Pour eux, à n’en point douter, c’était un signe. L’éclipse du roi du ciel augurait un danger. Si, de surcroît, le fada de Mourgue-les-Oliviers, protégé du rapace et porteur de chance du village, disparaissait lui aussi, le péril était d’autant plus redoutable.
Une telle coïncidence confirmait les appréhensions de Noël. Loin de s’avouer battu, il savait néanmoins qu’il était inutile de nourrir de vaines espérances. Pour rien au monde, il n’eût voulu éteindre la faible flamme qui animait encore Aristide et Julia, mais il appréhendait le jour où l’on retrouverait le corps inerte de leur pupille. L’âme de Jean-Baptiste, ressentait-il, n’était plus de ce monde. Même en faisant fi de ce que lui dictait son cœur, la région n’avait-elle pas été sondée de fond en comble ? Les commissariats et les gendarmeries n’avaient-ils pas reçu son signalement depuis plus de deux semaines ?
Les enquêteurs durent se faire une raison : leurs investigations ne donnèrent que de bien maigres résultats. Trop de temps, déjà, s’était écoulé depuis la mort de Pastourel. On observa des traces de lutte près de l’endroit où avait été trouvé le fusil, mais elles ne fournirent que peu d’éléments nouveaux, sinon que le meurtrier était plus que probablement vêtu d’une veste en cuir au moment de l’agression. Quant à l’arme blanche qui avait servi à éborgner et lacérer le cafetier, elle restait introuvable.
Dès le départ, il avait été établi avec certitude que le meurtrier avait traîné le cadavre de Pastourel sur plusieurs centaines de mètres avant de l’abandonner au pied de la statue. Mais entre la Mourgue et le rocher des Saintes, on ne releva aucune piste; le vide, comme si les indices s’étaient tout à coup volatilisés. Où donc Pastourel avait-il été tué ? Près du rocher ? Si oui, comment son corps s’était-il retrouvé aux abords du village ?
Le criminel, supposait-on, devait posséder une musculature incroyable pour avoir été capable de vaincre Dominique, ancien joueur de rugby professionnel dont le poids avoisinait les cent dix kilos. De là à conclure qu’il l’avait porté sur un aussi long parcours par des chemins rocailleux, il y avait de la marge; distance qu’aucun gendarme ne se serait permis de franchir, tant la difficulté semblait insurmontable. À moins, argumentait-on encore, que le corps eût été soulevé et tiré alternativement; ou qu’il y eût une course-poursuite dans les Alpilles entre les deux protagonistes et que l’assassin eût œuvré ailleurs. Mais où ? Les alentours n’avaient-ils pas été passés au crible ? De toute façon, les enquêteurs auraient relevé des indices.
Entre-temps, les langues s’étaient déliées dans le village. L’incompréhension, la méfiance, autant que la peur suscitèrent des commentaires auxquels personne n’aurait ne serait-ce que songé quelques semaines auparavant. On évoqua à nouveau le décès du touriste hollandais et ses circonstances étranges, le comportement pour le moins bizarre de Jean-Baptiste — dont la fugue survenait à propos —, ainsi que ses singulières relations avec un certain aigle de Bonelli, particulièrement un jour sur le rocher des Saintes, celui-là même contre lequel on avait retrouvé l’arme de Dominique. Un rocher maudit aux dires de quelques-uns.
Cependant, lorsque la disparition du rapace fut connue, nul parmi les proches de Pastourel ne souffla mot des intentions qu’avait manifestées le tavernier avant sa mort. Tuer un aigle était formellement interdit, mieux valait ne pas s’avouer complice d’un tel crime.
L’enquête piétinait. Seule nouveauté : les profondes empreintes laissées par les gants de l’assassin, en cuir également, sur le cou de la victime. Les enquêteurs décidèrent alors de rouvrir le dossier du touriste. Ils réinterrogèrent Noël sur les circonstances précédant la découverte du corps et s’aperçurent d’un fait dont le rapport ne faisait pas mention : le jour de la mort du touriste, Jean-Baptiste avait rejoint le berger et son troupeau quelques dizaines de minutes seulement avant que le pâtre ne gagne la montagne. D’où venait-il ?
Aussitôt, un cas de figure s’imposa. Les coïncidences étaient si troublantes… et les pistes si minces. Pour eux, il n’y avait quasiment plus aucun doute : Pastourel avait tué l’oiseau, Jean-Baptiste en avait été témoin et, pris de rage, l’avait étranglé. Toujours sous le coup de la colère, il l’avait tailladé et éborgné pour ensuite, d’une manière ou d’une autre, transporter sa dépouille jusqu’à la Mourgue. Puis, après avoir soigneusement caché le corps de l’animal, il avait pris la fuite. Pour l’alpiniste, il avait dû camoufler son méfait en accident. Qui pouvait savoir ce dont était capable un fou en colère ?
Bien entendu, ce scénario n’était pas parfait, mais toutes les pièces du puzzle ne s’ordonneraient-elles pas immanquablement lorsque le fugitif réapparaîtrait ? Il ne s’agissait plus que d’une question de temps, pensait-on.
Face à leur certitude, Noël tenta de défendre son jeune ami : Jean-Baptiste était un garçon trop émotif, trop généreux pour commettre de telles atrocités. De plus, il aurait été incapable de vaincre Pastourel et de le porter sur plusieurs kilomètres, même sous le coup d’une crise bien improbable. D’ailleurs, dès qu’il souffrait, n’était-ce pas à lui-même qu’il s’en prenait ?
C’est alors qu’une société de protection des rapaces fit savoir qu’on avait repéré un aigle de Bonelli nouveau venu du côté de la Sainte-Baume. Celui-ci présentait de fortes similitudes avec l’oiseau observé dans les Alpilles, assez en tout cas pour persuader les ornithologues de son identité. C’était bel et bien la femelle recherchée.
En d’autres termes, les théories échafaudées par la gendarmerie capotèrent. Avec la réapparition du rapace, plus de mobile. Ne subsistaient que de vagues présomptions, rien de bien tendre à se mettre sous la dent. Une simple disparition ne constituait pas une preuve de culpabilité, ainsi que leur précisa le maire, soulagé de cette dépêche. Faute de mieux, néanmoins, son pupille restait le suspect numéro un dans cette affaire.
Pendant ce temps, Aristide maigrissait à vue d’œil. Les nombreux interrogatoires qu’il avait subis en tant que tuteur de Jean-Baptiste, ajoutés à l’angoisse de son absence, l’avaient complètement anéanti. Lui si jovial, lui qui veillait tant à l’entretien quotidien de son « cher tissu sous-cutané » avait perdu dix kilos et pris dix ans en un mois. C’était beaucoup pour un seul homme.
Il continuait tant bien que mal à vaquer à ses occupations, se partageant toujours entre la mairie et son atelier, mais sa mine était sombre et ses rides profondes. À tel point que certains le crurent atteint d’un mal incurable. « C’est son fada de malheur qui le ronge », « Si ça continue, il va bader mourir », « Moi, je vous dis qu’il finira comme Jean-Baptiste : avec la camisole ! », « Quand je le vois, il me fait virer l’aïoli (1) » pouvait-on entendre à son sujet.
C’est que les Mourgonnais s’inquiétaient pour leur maire. Jamais on ne l’avait vu manquer l’apéritif ou refuser une partie de boules en compagnie de ses administrés. Et là, coup de théâtre, plus d’Aristide Roumanille aux heures où sa présence était indispensable ! Il devenait urgent de démasquer le boucher des Alpilles et, surtout, de retrouver Jean-Baptiste, se disaient les villageois, même et au pire si ces deux-là ne formaient qu’un. Sinon, contraints et forcés, ils devraient envisager la solution extrême, c’est-à-dire élire un nouveau premier officier municipal. Et cela, au fond, qui le désirait ?
Deux camps se firent jour dans les rangs des Mourgonnais : les pro et les anti Jean-Baptiste. D’un côté, ceux persuadés de l’innocence du jeune homme et, de l’autre, les partisans de la culpabilité du fou. C’était à qui trouverait le plus d’arguments. Et d’idées, nul n’en manquait à Mourgue-les-Oliviers.
Tout le monde le savait, l’aigle avait sauvé Jean-Baptiste d’une mort certaine au rocher des Saintes, preuve indubitable d’une bénédiction divine. Qui, sinon une créature au cœur pur, pouvait être l’objet d’une telle attention de la part d’un animal sauvage ? Et puis, un fada, quelle aubaine pour les affaires du village ! Mais pour les autres… Un animal sauvage, oui, et tueur potentiel de touristes, en plus ! Un meurtrier en protégeant un autre, voilà le miracle auquel Aristide et Farid avaient assisté aux Portalets ! Rien de plus, rien de moins. Que dire d’un simple d’esprit qui croyait pouvoir voler à l’aide de ses seuls bras ? Qu’il se prenait pour l’aigle, assurément, et pas n’importe lequel : l’aigle assassin ! Après le vol, le meurtre, c’était dans la logique des choses.
De théories abracadabrantes en versions douteuses, les conversations étaient menées bon train. Pas un jour qui ne reçut sa moisson d’hypothèses. L’alcool et la peur aidant, les esprits s’échauffèrent sous les platanes et plus d’une fois, on dut séparer des adversaires un peu trop convaincus du bien-fondé de leur point de vue.
Pris de fièvres mourgonnesques, des familles se disputaient, des amis s’injuriaient, des commerçants se boudaient, jusqu’aux enfants qui réglaient les comptes de leurs parents dans la cour de récréation. Au milieu de tout ça, le brave père Antoine jouait au médiateur. Flanqué de son éternel bedeau, le fidèle Justin, on le voyait presque chaque jour parcourir le bourg de long en large, tentant d’adoucir une querelle par-ci, une algarade par-là, remplaçant en quelque sorte le maire dans ses fonctions de conciliateur.
Aristide comprenait parfaitement ce qui se passait dans son village, mais directement concerné, il se sentait incapable d’arbitrer quoi ou qui que ce fut avec impartialité. De toute façon, au point où il en était, il n’en avait cure.
- Baste ! Qu’ils s’entre-déchirent si ça leur fait plaisir, proféra-t-il un soir à Noël. Je te le dis, moi qui suis leur maire : ils sont complètement fadas. Le corps de Pastourel est à peine tiède, mon petit est peut-être mourant à l’heure qu’il est, sans compter qu’un assassin se balade dans la nature, et eux, que font-ils ? Ils déparlent et se tapent dessus ! C’est le monde à l’envers !
- Mais le monde tourne à l’envers, Aristide, avait doucement rétorqué le berger.
(1) Plat maigre à base de morue accompagnée de légumes, d'escargots et d'œufs. L'ensemble est présenté sur un grand plat, chaque ingrédient étant groupé. Le repas est souvent accompagné d'un concours du meilleur aïoli.