LA CHUTE
Dès l’aube, une silhouette surgit de la brume hivernale. La démarche trébuchante, elle descendait à pas lents la vieille route des Baux, s’appuyant de temps à autre contre le tronc d’un platane. Les prunelles vides, le visage creusé, elle transpirait la saleté et la misère par tous les pores, ses vêtements déchirés laissant entrevoir un corps d’une affreuse maigreur. Quelques automobilistes matinaux la croisèrent qui, pour certains, faillirent la renverser, mais on eut dit qu’elle ne voyait ni n’entendait ce qui vivait et se déplaçait alentour. Une ombre parmi les hommes.
À un moment, la silhouette vacilla, s’écroula, puis, à grand-peine, se releva et reprit son chemin. De sa gorge émanait un souffle rauque, pénible. Un pas, une goulée d’air, un autre pas, une autre goulée et, par intervalles, une longue quinte de toux.
Quelques mètres plus loin, l’ombre s’affaissa sur elle-même, tel un amas de défroques abandonnées au bord de la route. C’est alors qu’une lumière aveuglante apparut, s’approchant lentement, si près que la créature put sentir sa chaleur. Celle-ci sembla lui rendre un sursaut de vie : levant la tête, elle cligna des yeux, tentant de discerner la source de cet éclat, puis retomba, inerte.
Ensuite, des portières claquèrent, des jurons fusèrent. Puis un bruit de pas précipités résonna sur l’asphalte humide.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Ce n’est pas que, c’est qui, idiot.
- Qué ?
- Je dis que c’est pas une chose, mais une personne.
- Ça ?
- Oui, ça.
- Jésus, Marie, Joseph ! Qui est-ce ?
- Je crois… Justin, va me chercher mes lunettes que j’y voie clair. Et puis la couverture aussi.
- Bien, padre.
- Et arrête de m’appeler padre. On n’est pas au Nouveau-Mexique, ici. Si tu continues, je te laisserai plus regarder mes westerns.
Dix minutes plus tard, le père Antoine tambourinait à la porte du mas de la Farigoule. Les paupières ankylosées, la bouche pâteuse, Aristide vint ouvrir avec des gestes de somnambule.
- Ah ! Enfin !
- Monsieur le curé ?! Mais… voyons… que se passe-t-il ?
- Il se passe que j’ai dans ma camionnette un colis urgent qui pourrait vous intéresser.
- Vous faites le facteur maintenant ? À une heure pareille ? Dites, il vous paie pas assez, le pape ?
- Té, c’est bien le moment de parler du grand chef. Mais vous avez pas tort, M. le maire. Aujourd’hui, je me suis fait facteur, et même, facteur du Seigneur.
- Vous savez, nous — enfin, plutôt ma femme —, c’est à la Sainte Vierge que nous adressons notre courrier. Mais si vous avez un paquet à me transmettre de Sa part, je dis pas non.
- Ecoutez, Aristide, c’est pas le moment de plaisanter. Il s’agirait même de se dépêcher. Venez, vous allez m’aider.
Après avoir ouvert les portes arrière de sa camionnette, il alluma sa lampe de poche, souleva un plaid et dirigea le faisceau lumineux vers le visage livide de Jean-Baptiste.
- Oh ! Tron de Bon Dieu ! s’exclama Aristide qui se figea littéralement sur place.
- Il faut tout de suite le mettre au lit avec des bouillottes et de bonnes couvertures. Il est tout estransiné. Rassurez-vous, j’ai déjà envoyé Justin chercher le docteur. Mais il était moins une. Si j’avais pas été assister un pauvre homme au bord de la tombe cette nuit, qui sait si cette brebis du Bon Dieu vivrait encore. Allez, vai, remuez-vous, que diable ! … Oh ! mille pardons. Un de ces jours, à force de blasphémer, il va me tomber dans le ciboire, celui-là.
Transporter et installer le jeune homme se révéla facile tant il était devenu léger. Tempérer les effusions de la mairesse, par contre, fut une autre paire de manches. Entre rires et larmes, elle étreignait le corps inanimé de son neveu, le berçant avec frénésie, répétant sans cesse : « Mon enfant, mon enfant est vivant. Merci, Bonne Mère. »
La visite du médecin ne s’avéra guère encourageante, cependant. Jean-Baptiste était fortement ébranlé par son équipée, tant physiquement que psychologiquement. Selon le praticien, marcher dans son état relevait du miracle tellement les muscles étaient atrophiés. Bien entendu, il préconisa l’hospitalisation, voire pire encore…
- Ecoutez, dit-il en guise de conclusion, je ne suis qu’un médecin de campagne, pas un pro du cerveau. Ma fonction se borne à soigner des grippes, des angines et des rhumatismes. Ce jeune homme a reçu un violent choc émotionnel, c’est certain. Si vous voulez lui offrir un maximum de chances de récupérer ses facultés, je vous recommande de consulter un psychothérapeute. Lui pourra vous indiquer le traitement le plus adapté à son cas. Croyez-moi, dans l’état où il se trouve, c’est le meilleur service que vous puissiez lui rendre.
Et ensuite ? Placer Jean-Baptiste ? Ça, jamais ! Il en mourrait, pensa Aristide. L’enfermer avec des inconnus, des fous furieux, loin de sa maison, de ses proches, de son village ? Lui qui, dès son plus jeune âge, avait été accoutumé à vivre libre ? C’était un non-sens. Le temps, l’amour et des soins attentifs feraient l’affaire, il en était convaincu. De surcroît, qui le protégerait de la police là-bas ? Même dans un hôpital, il ne serait pas en sécurité. C’était décidé, il garderait son pupille au mas sous la surveillance de Julia qui, il en avait la certitude, ne demanderait pas mieux que de jouer à l’infirmière-cerbère.
Cela étant, le médecin n’avait pas tort; au contraire, même. L’œil hagard, Jean-Baptiste se tenait prostré au milieu du lit, bougeant à peine et ne reconnaissant rien ni personne. Un être dépeuplé, inexistant, comme dépossédé de son âme, telle fut l’impression ressentie par Noël qui vint le voir sitôt la nouvelle apprise.
Avec le retour de l’enfant prodigue, la bonne humeur réinstalla ses meubles au mas de la Farigoule. C’était un plaisir de voir avec quelle patience Julia s’occupait de son malade, le nourrissant, le lavant et lui parlant avec une infinie tendresse. Depuis sa réapparition, il avait réintégré son ancienne chambre d’enfant, située dans le mas même, et non plus le studio au-dessus de l’atelier, peu pratique pour les soins constants dont il était l’objet.
Cependant, chacun avait beau faire, le jeune homme ne manifestait aucune réaction, ni en mieux ni en pire. Seul son regard avait changé : d’effaré les premiers temps, il se fit trouble et lointain. Quant à son corps, il recouvrait peu à peu des forces, réapprenant doucement à se mouvoir. Poupée obéissante, il subissait sans mot dire les soins et les élans maternels de sa tante. Pour Julia, c’était comme de retrouver l’enfant docile qu’il avait été. Pour Aristide, la voir en joie le rendait plus heureux encore.
Le généraliste avait été formel : interdiction totale à la police d’interroger le malade pour l’instant. Les enquêteurs fulminaient, se doutant qu’Aristide abusait de cette prescription afin de leur soustraire le plus longtemps possible son neveu, mais ils étaient impuissants face à l’ordre impérieux du praticien, qui plus est corroboré par un médecin de leur choix.
- De toute façon, leur avait précisé ce dernier, vous n’en tirerez rien. Et cela m’étonnerait beaucoup que ce garçon soit votre assassin. Selon mon confrère, qui le suit depuis sa plus tendre enfance, il a toujours été d’un naturel affable et gai. Jamais un geste d’agressivité, jamais une crise, même à l’adolescence. Par contre, je confirme qu’il a subi un traumatisme psychique important. À l’heure qu’il est, à moins d’être une mouche volant au plafond, vous ne parviendrez pas à retenir son attention une seule seconde. Pour être sincère, il serait fort étonnant que son état mental s’améliore. Si j’étais vous, je chercherais ailleurs.
Au sein de la population, les avis restaient partagés : le maire, aux dires des anti, n’abritait-il pas un assassin sous son toit ? En réalité, la situation devenait intenable. Ainsi que le prophétisait Félix : « Dame ! c’est la guerre civile qui menace ! » En tant que premier notable, la position d’Aristide était des plus délicate. Il était urgent de mettre un terme à ces querelles intestines. Il se résolut donc à téléphoner au directeur d’enquête et l’invita à venir constater par lui-même l’état de son meurtrier présumé.
L’officier ne se fit pas prier. Dès le lendemain, il était là. De suite, Aristide remarqua un net changement dans son attitude, allant même jusqu’à gratifier la mairesse d’un large sourire pour le café qu’elle venait de lui servir.
- En fait, dit-il, nous sommes sur une autre piste depuis une quinzaine de jours, c’est-à-dire peu après le moment où votre neveu a refait surface. Vous n’en avez pas entendu parler, car nous avons tenu la presse à l’écart, mais un meurtre crapuleux a été commis aux Alyscamps (1). On a retrouvé le cadavre d’un SDF dans une tombe, les yeux crevés une fois de plus. Selon nos sources, le type qui a fait le coup est un ancien schizophrène libéré de l’asile Saint-Paul-de-Mausole, à Saint-Rémy. Apparemment, ce gars-là a eu un grave problème avec son opticien dans sa jeunesse.
- Qui est-ce ?
- Ecoutez, parce que c’est vous, j’en ai déjà beaucoup dit. Ne m’en demandez pas plus.
- Mais enfin, comment peut-on relâcher un dément ?!
- Le dément dont nous parlons s’est comporté comme un agneau pendant une trentaine d’années. Les psychiatres l’ont donc jugé apte à être réinséré. Sous certaines conditions, bien sûr. Il devait notamment continuer à être suivi par un thérapeute. Cependant, ça fait maintenant un bon mois qu’il n’a plus donné signe de vie. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’asile nous a contactés. Ensuite, de fil en aiguille, nous en sommes venus à le soupçonner pour l’affaire qui vous concerne. Disons qu’il possède quelques antécédents douteux qui nous ont mis la puce à l’oreille. Bien entendu, je vous demande de garder ces informations pour vous. Si la population apprenait qu’un assassin en série court les rues en ce moment même, ce serait la panique générale. Je suis sûr que d’ici deux, trois jours tout au plus, nous l’appréhenderons. Grâce à ce second meurtre, nous avons pu en apprendre beaucoup sur le personnage.
- Vous pouvez compter sur moi, je ne dirai rien. Mais concernant le touriste hollandais, alors?
- Là, on patauge. Peut-être a-t-on fait une erreur, peut-être s’agit-il réellement d’un accident. Un détail me chiffonne depuis le départ, je parle de la différence dans la façon de procéder entre les meurtres. D’un côté, on pousse la personne, et de l’autre, on l’étrangle. Ça n’a pas de sens. Par contre, les similitudes sont nombreuses entre les deux derniers assassinats, notamment ce besoin de transpercer les yeux. J’ai pu m’en rendre compte au cours de l’enquête, votre neveu est peut-être simple d’esprit, mais il n’a pas le cerveau d’un détraqué. Pour revenir à ce touriste, je crois que nous ne saurons jamais ce qui s’est réellement passé. De plus, tous les témoignages se rejoignent sur un fait : même enragé, Jean-Baptiste n’était pas de taille à affronter Dominique Pastourel. Par contre, celui qu’on recherche ne fait pas partie des poids légers. C’est même un balèze de la plus belle espèce.
- Et à propos des balles ?
- Les plombs ont sans doute été ingérés par un charognard en même temps que la chair de l’animal tué par Pastourel. Surpris par le meurtrier, le cafetier a sûrement eu d’autres soucis que de récupérer sa proie. N’oubliez pas que les traces de lutte ont été repérées à l’endroit même où on a retrouvé le fusil. Une chose est sûre, c’est Dominique Pastourel qui a tiré. On a retrouvé des résidus de poudre sur ses mains et sur ses manches. Par contre, vu le temps qui s’est écoulé entre la découverte du corps et celle de l’arme, des preuves ont dû disparaître. Tout ce que j’espère, c’est que votre neveu n’a pas assisté à la boucherie qui a eu lieu là-bas. Quoiqu’il en soit, je vous tiens au courant. Je vous dois bien ça.
Aristide était préoccupé. Depuis la visite de l’inspecteur, quelque chose le tarabustait. Il aurait dû être soulagé des informations que celui-ci venait de lui confier. Pourtant, c’était comme si un ver le rongeait. Quelque chose qui ressemblait vaguement à un scrupule. Néanmoins, ce trouble ne dura guère.
Quelques jours plus tard, la brigade de recherches arrêta effectivement le schizophrène, un certain Christophe Gaudre. Aussitôt, le dément avoua ses crimes avec force détails. Sa culpabilité ne faisait aucun doute. L’innocence de Jean-Baptiste put enfin être officiellement reconnue et tout rentra dans l’ordre à Mourgue-les-Oliviers.
Grandement apaisé par cette arrestation, Aristide reprit bien vite ses occupations d’antan, ne rentrant chez lui qu’à la nuit tombée. Il avait laissé tellement de dossiers en suspens. Quant à sa pupille, bien que son état restât stationnaire, il avait confiance. Avec le temps, il se rétablirait. Pour tout dire, il se fiait totalement à sa femme et à ses merveilleux doigts de fée.
Sur ces entrefaites, Francis, l’ancien garçon des Quatre-Saisons, racheta le café de Pastourel et le rouvrit tel quel, sans rien y changer. Heureux, les Mourgonnais y reprirent leurs vieilles habitudes. Comme toujours, de considérations philosophiques en réflexions culinaires profondes, les conversations étaient menées tambour battant.
- Mais comment peux-tu avoir des grenouilles chez toi ? Ton terrain est sec comme un pois chiche. Fin mars en plus !
- Et moi, je t’assure qu’y a des grenouilles sous ma fenêtre. L’angoisse ! La nuit, ça me réveille. Ensuite, les moutons, je me tue à les compter, ça ne marche pas. Quand je ferme les yeux, je ne vois que des grenouilles. Et avec les grenouilles, moi, je peux pas m’endormir. Alors, c’est fichu. C’est pour ça que j’ai la casquette toute de travers.
- Eh bien, mon vieux ! Tu as beau être un bon santonnier, je crois que tu as cuit trop de ravis (2) ces temps-ci.
- Que mon four me lâche si je mens ! Et même, tu veux que je te dise ? Y a un crapaud ! Je le sais, car le croa est différent.
- Fan de chichourlo ! Tu « croas » ?
- Oh ! moque-toi, malheureux ! Amène-moi l’ail et tu verras si j’ai pas de grenouilles !
- Ah ça ! Tu veux pas me les faire manger, par hasard ? On y voit les Alpilles à travers, à ces bestioles. Pour une daube, là, je veux bien, mais gaspiller l’ail pour des os de batracidés, non merci.
Là, c’était parti, le printemps était bel et bien revenu. Que ce fut dans le bleu du ciel, dans le velouté du vent ou dans le cœur des Mourgonnais, il y avait ce je-ne-sais-quoi de légèreté qui ne trompait pas; la hausse des degrés provoquant chez certains une fulgurante montée de fièvre, tant il est vrai que plus la chaleur s’alourdit, plus les tenues féminines s’allègent.
Assis aux terrasses de la place de la République, les hommes commentaient gaiement la moindre parcelle de peau visible, profitant avec délices de l’occasion pour conter fleurette à l’une ou l’autre jupette. Dans ces moments-là, les prunelles brillaient un peu plus que de coutume et les propos des baratineurs se sucraient de coquins sous-entendus. Avril et ses amours faisaient leur entrée.
Les cœurs des plantes aussi dévoilaient leurs plus beaux atours, prêts à séduire plus d’un insecte. Partout et à foison, les fleurs coloraient l’espace de leurs grappes odorantes. Thym, narcisses, cistes, romarin, cytises, amélanchiers… par centaines, les végétaux se paraient, s’enrubannaient, paradaient, solitaires ou solidaires.
Quant aux âmes sensibles, elles n’avaient qu’à bien se tenir car, à partir de ce jour et durant les mois à venir, le Sud n’accepterait ni compromis ni demi-mesure, que ce fut de la part du soleil, des cigales, des parfums ou des Provençaux eux-mêmes.
Bientôt aurait lieu le grand aïoli de printemps, événement qui marquerait le début des festivités estivales à Mourgue-les-Oliviers. Ensuite déferleraient ici et ailleurs les fêtes de la transhumance, les fêtes votives, les ferias... Bientôt, toute la Provence danserait, se gobergerait, applaudirait, courrait et galoperait sous un ciel ensoleillé ou à la sélène transparence. Tout un monde qui ne demandait qu’à s’étonner, s’esclaffer et palabrer avec les yeux de l’enfance retrouvée.
C’est pourquoi il était bien difficile de rester chez soi, le cœur et la bouche en jachère. Pour Aristide comme pour les autres, la tentation se faisait démone et il ne se passait pas un jour sans preuve d’amitié à la grammaire emphatique, sans mélodrame heureusement achevé ou sans apéro amplement dupliqué.
Après l’hiver cruel, la Provence et les Provençaux renaissaient.
(1) Ancienne nécropole gallo-romaine, près d’Arles.
(2) Santon familier de la crèche provençale. Lou ravi, c’est le simple d’esprit, toujours représenté les bras levés au ciel en signe de surprise et d’allégresse.
À un moment, la silhouette vacilla, s’écroula, puis, à grand-peine, se releva et reprit son chemin. De sa gorge émanait un souffle rauque, pénible. Un pas, une goulée d’air, un autre pas, une autre goulée et, par intervalles, une longue quinte de toux.
Quelques mètres plus loin, l’ombre s’affaissa sur elle-même, tel un amas de défroques abandonnées au bord de la route. C’est alors qu’une lumière aveuglante apparut, s’approchant lentement, si près que la créature put sentir sa chaleur. Celle-ci sembla lui rendre un sursaut de vie : levant la tête, elle cligna des yeux, tentant de discerner la source de cet éclat, puis retomba, inerte.
Ensuite, des portières claquèrent, des jurons fusèrent. Puis un bruit de pas précipités résonna sur l’asphalte humide.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Ce n’est pas que, c’est qui, idiot.
- Qué ?
- Je dis que c’est pas une chose, mais une personne.
- Ça ?
- Oui, ça.
- Jésus, Marie, Joseph ! Qui est-ce ?
- Je crois… Justin, va me chercher mes lunettes que j’y voie clair. Et puis la couverture aussi.
- Bien, padre.
- Et arrête de m’appeler padre. On n’est pas au Nouveau-Mexique, ici. Si tu continues, je te laisserai plus regarder mes westerns.
Dix minutes plus tard, le père Antoine tambourinait à la porte du mas de la Farigoule. Les paupières ankylosées, la bouche pâteuse, Aristide vint ouvrir avec des gestes de somnambule.
- Ah ! Enfin !
- Monsieur le curé ?! Mais… voyons… que se passe-t-il ?
- Il se passe que j’ai dans ma camionnette un colis urgent qui pourrait vous intéresser.
- Vous faites le facteur maintenant ? À une heure pareille ? Dites, il vous paie pas assez, le pape ?
- Té, c’est bien le moment de parler du grand chef. Mais vous avez pas tort, M. le maire. Aujourd’hui, je me suis fait facteur, et même, facteur du Seigneur.
- Vous savez, nous — enfin, plutôt ma femme —, c’est à la Sainte Vierge que nous adressons notre courrier. Mais si vous avez un paquet à me transmettre de Sa part, je dis pas non.
- Ecoutez, Aristide, c’est pas le moment de plaisanter. Il s’agirait même de se dépêcher. Venez, vous allez m’aider.
Après avoir ouvert les portes arrière de sa camionnette, il alluma sa lampe de poche, souleva un plaid et dirigea le faisceau lumineux vers le visage livide de Jean-Baptiste.
- Oh ! Tron de Bon Dieu ! s’exclama Aristide qui se figea littéralement sur place.
- Il faut tout de suite le mettre au lit avec des bouillottes et de bonnes couvertures. Il est tout estransiné. Rassurez-vous, j’ai déjà envoyé Justin chercher le docteur. Mais il était moins une. Si j’avais pas été assister un pauvre homme au bord de la tombe cette nuit, qui sait si cette brebis du Bon Dieu vivrait encore. Allez, vai, remuez-vous, que diable ! … Oh ! mille pardons. Un de ces jours, à force de blasphémer, il va me tomber dans le ciboire, celui-là.
Transporter et installer le jeune homme se révéla facile tant il était devenu léger. Tempérer les effusions de la mairesse, par contre, fut une autre paire de manches. Entre rires et larmes, elle étreignait le corps inanimé de son neveu, le berçant avec frénésie, répétant sans cesse : « Mon enfant, mon enfant est vivant. Merci, Bonne Mère. »
La visite du médecin ne s’avéra guère encourageante, cependant. Jean-Baptiste était fortement ébranlé par son équipée, tant physiquement que psychologiquement. Selon le praticien, marcher dans son état relevait du miracle tellement les muscles étaient atrophiés. Bien entendu, il préconisa l’hospitalisation, voire pire encore…
- Ecoutez, dit-il en guise de conclusion, je ne suis qu’un médecin de campagne, pas un pro du cerveau. Ma fonction se borne à soigner des grippes, des angines et des rhumatismes. Ce jeune homme a reçu un violent choc émotionnel, c’est certain. Si vous voulez lui offrir un maximum de chances de récupérer ses facultés, je vous recommande de consulter un psychothérapeute. Lui pourra vous indiquer le traitement le plus adapté à son cas. Croyez-moi, dans l’état où il se trouve, c’est le meilleur service que vous puissiez lui rendre.
Et ensuite ? Placer Jean-Baptiste ? Ça, jamais ! Il en mourrait, pensa Aristide. L’enfermer avec des inconnus, des fous furieux, loin de sa maison, de ses proches, de son village ? Lui qui, dès son plus jeune âge, avait été accoutumé à vivre libre ? C’était un non-sens. Le temps, l’amour et des soins attentifs feraient l’affaire, il en était convaincu. De surcroît, qui le protégerait de la police là-bas ? Même dans un hôpital, il ne serait pas en sécurité. C’était décidé, il garderait son pupille au mas sous la surveillance de Julia qui, il en avait la certitude, ne demanderait pas mieux que de jouer à l’infirmière-cerbère.
Cela étant, le médecin n’avait pas tort; au contraire, même. L’œil hagard, Jean-Baptiste se tenait prostré au milieu du lit, bougeant à peine et ne reconnaissant rien ni personne. Un être dépeuplé, inexistant, comme dépossédé de son âme, telle fut l’impression ressentie par Noël qui vint le voir sitôt la nouvelle apprise.
Avec le retour de l’enfant prodigue, la bonne humeur réinstalla ses meubles au mas de la Farigoule. C’était un plaisir de voir avec quelle patience Julia s’occupait de son malade, le nourrissant, le lavant et lui parlant avec une infinie tendresse. Depuis sa réapparition, il avait réintégré son ancienne chambre d’enfant, située dans le mas même, et non plus le studio au-dessus de l’atelier, peu pratique pour les soins constants dont il était l’objet.
Cependant, chacun avait beau faire, le jeune homme ne manifestait aucune réaction, ni en mieux ni en pire. Seul son regard avait changé : d’effaré les premiers temps, il se fit trouble et lointain. Quant à son corps, il recouvrait peu à peu des forces, réapprenant doucement à se mouvoir. Poupée obéissante, il subissait sans mot dire les soins et les élans maternels de sa tante. Pour Julia, c’était comme de retrouver l’enfant docile qu’il avait été. Pour Aristide, la voir en joie le rendait plus heureux encore.
Le généraliste avait été formel : interdiction totale à la police d’interroger le malade pour l’instant. Les enquêteurs fulminaient, se doutant qu’Aristide abusait de cette prescription afin de leur soustraire le plus longtemps possible son neveu, mais ils étaient impuissants face à l’ordre impérieux du praticien, qui plus est corroboré par un médecin de leur choix.
- De toute façon, leur avait précisé ce dernier, vous n’en tirerez rien. Et cela m’étonnerait beaucoup que ce garçon soit votre assassin. Selon mon confrère, qui le suit depuis sa plus tendre enfance, il a toujours été d’un naturel affable et gai. Jamais un geste d’agressivité, jamais une crise, même à l’adolescence. Par contre, je confirme qu’il a subi un traumatisme psychique important. À l’heure qu’il est, à moins d’être une mouche volant au plafond, vous ne parviendrez pas à retenir son attention une seule seconde. Pour être sincère, il serait fort étonnant que son état mental s’améliore. Si j’étais vous, je chercherais ailleurs.
Au sein de la population, les avis restaient partagés : le maire, aux dires des anti, n’abritait-il pas un assassin sous son toit ? En réalité, la situation devenait intenable. Ainsi que le prophétisait Félix : « Dame ! c’est la guerre civile qui menace ! » En tant que premier notable, la position d’Aristide était des plus délicate. Il était urgent de mettre un terme à ces querelles intestines. Il se résolut donc à téléphoner au directeur d’enquête et l’invita à venir constater par lui-même l’état de son meurtrier présumé.
L’officier ne se fit pas prier. Dès le lendemain, il était là. De suite, Aristide remarqua un net changement dans son attitude, allant même jusqu’à gratifier la mairesse d’un large sourire pour le café qu’elle venait de lui servir.
- En fait, dit-il, nous sommes sur une autre piste depuis une quinzaine de jours, c’est-à-dire peu après le moment où votre neveu a refait surface. Vous n’en avez pas entendu parler, car nous avons tenu la presse à l’écart, mais un meurtre crapuleux a été commis aux Alyscamps (1). On a retrouvé le cadavre d’un SDF dans une tombe, les yeux crevés une fois de plus. Selon nos sources, le type qui a fait le coup est un ancien schizophrène libéré de l’asile Saint-Paul-de-Mausole, à Saint-Rémy. Apparemment, ce gars-là a eu un grave problème avec son opticien dans sa jeunesse.
- Qui est-ce ?
- Ecoutez, parce que c’est vous, j’en ai déjà beaucoup dit. Ne m’en demandez pas plus.
- Mais enfin, comment peut-on relâcher un dément ?!
- Le dément dont nous parlons s’est comporté comme un agneau pendant une trentaine d’années. Les psychiatres l’ont donc jugé apte à être réinséré. Sous certaines conditions, bien sûr. Il devait notamment continuer à être suivi par un thérapeute. Cependant, ça fait maintenant un bon mois qu’il n’a plus donné signe de vie. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’asile nous a contactés. Ensuite, de fil en aiguille, nous en sommes venus à le soupçonner pour l’affaire qui vous concerne. Disons qu’il possède quelques antécédents douteux qui nous ont mis la puce à l’oreille. Bien entendu, je vous demande de garder ces informations pour vous. Si la population apprenait qu’un assassin en série court les rues en ce moment même, ce serait la panique générale. Je suis sûr que d’ici deux, trois jours tout au plus, nous l’appréhenderons. Grâce à ce second meurtre, nous avons pu en apprendre beaucoup sur le personnage.
- Vous pouvez compter sur moi, je ne dirai rien. Mais concernant le touriste hollandais, alors?
- Là, on patauge. Peut-être a-t-on fait une erreur, peut-être s’agit-il réellement d’un accident. Un détail me chiffonne depuis le départ, je parle de la différence dans la façon de procéder entre les meurtres. D’un côté, on pousse la personne, et de l’autre, on l’étrangle. Ça n’a pas de sens. Par contre, les similitudes sont nombreuses entre les deux derniers assassinats, notamment ce besoin de transpercer les yeux. J’ai pu m’en rendre compte au cours de l’enquête, votre neveu est peut-être simple d’esprit, mais il n’a pas le cerveau d’un détraqué. Pour revenir à ce touriste, je crois que nous ne saurons jamais ce qui s’est réellement passé. De plus, tous les témoignages se rejoignent sur un fait : même enragé, Jean-Baptiste n’était pas de taille à affronter Dominique Pastourel. Par contre, celui qu’on recherche ne fait pas partie des poids légers. C’est même un balèze de la plus belle espèce.
- Et à propos des balles ?
- Les plombs ont sans doute été ingérés par un charognard en même temps que la chair de l’animal tué par Pastourel. Surpris par le meurtrier, le cafetier a sûrement eu d’autres soucis que de récupérer sa proie. N’oubliez pas que les traces de lutte ont été repérées à l’endroit même où on a retrouvé le fusil. Une chose est sûre, c’est Dominique Pastourel qui a tiré. On a retrouvé des résidus de poudre sur ses mains et sur ses manches. Par contre, vu le temps qui s’est écoulé entre la découverte du corps et celle de l’arme, des preuves ont dû disparaître. Tout ce que j’espère, c’est que votre neveu n’a pas assisté à la boucherie qui a eu lieu là-bas. Quoiqu’il en soit, je vous tiens au courant. Je vous dois bien ça.
Aristide était préoccupé. Depuis la visite de l’inspecteur, quelque chose le tarabustait. Il aurait dû être soulagé des informations que celui-ci venait de lui confier. Pourtant, c’était comme si un ver le rongeait. Quelque chose qui ressemblait vaguement à un scrupule. Néanmoins, ce trouble ne dura guère.
Quelques jours plus tard, la brigade de recherches arrêta effectivement le schizophrène, un certain Christophe Gaudre. Aussitôt, le dément avoua ses crimes avec force détails. Sa culpabilité ne faisait aucun doute. L’innocence de Jean-Baptiste put enfin être officiellement reconnue et tout rentra dans l’ordre à Mourgue-les-Oliviers.
Grandement apaisé par cette arrestation, Aristide reprit bien vite ses occupations d’antan, ne rentrant chez lui qu’à la nuit tombée. Il avait laissé tellement de dossiers en suspens. Quant à sa pupille, bien que son état restât stationnaire, il avait confiance. Avec le temps, il se rétablirait. Pour tout dire, il se fiait totalement à sa femme et à ses merveilleux doigts de fée.
Sur ces entrefaites, Francis, l’ancien garçon des Quatre-Saisons, racheta le café de Pastourel et le rouvrit tel quel, sans rien y changer. Heureux, les Mourgonnais y reprirent leurs vieilles habitudes. Comme toujours, de considérations philosophiques en réflexions culinaires profondes, les conversations étaient menées tambour battant.
- Mais comment peux-tu avoir des grenouilles chez toi ? Ton terrain est sec comme un pois chiche. Fin mars en plus !
- Et moi, je t’assure qu’y a des grenouilles sous ma fenêtre. L’angoisse ! La nuit, ça me réveille. Ensuite, les moutons, je me tue à les compter, ça ne marche pas. Quand je ferme les yeux, je ne vois que des grenouilles. Et avec les grenouilles, moi, je peux pas m’endormir. Alors, c’est fichu. C’est pour ça que j’ai la casquette toute de travers.
- Eh bien, mon vieux ! Tu as beau être un bon santonnier, je crois que tu as cuit trop de ravis (2) ces temps-ci.
- Que mon four me lâche si je mens ! Et même, tu veux que je te dise ? Y a un crapaud ! Je le sais, car le croa est différent.
- Fan de chichourlo ! Tu « croas » ?
- Oh ! moque-toi, malheureux ! Amène-moi l’ail et tu verras si j’ai pas de grenouilles !
- Ah ça ! Tu veux pas me les faire manger, par hasard ? On y voit les Alpilles à travers, à ces bestioles. Pour une daube, là, je veux bien, mais gaspiller l’ail pour des os de batracidés, non merci.
Là, c’était parti, le printemps était bel et bien revenu. Que ce fut dans le bleu du ciel, dans le velouté du vent ou dans le cœur des Mourgonnais, il y avait ce je-ne-sais-quoi de légèreté qui ne trompait pas; la hausse des degrés provoquant chez certains une fulgurante montée de fièvre, tant il est vrai que plus la chaleur s’alourdit, plus les tenues féminines s’allègent.
Assis aux terrasses de la place de la République, les hommes commentaient gaiement la moindre parcelle de peau visible, profitant avec délices de l’occasion pour conter fleurette à l’une ou l’autre jupette. Dans ces moments-là, les prunelles brillaient un peu plus que de coutume et les propos des baratineurs se sucraient de coquins sous-entendus. Avril et ses amours faisaient leur entrée.
Les cœurs des plantes aussi dévoilaient leurs plus beaux atours, prêts à séduire plus d’un insecte. Partout et à foison, les fleurs coloraient l’espace de leurs grappes odorantes. Thym, narcisses, cistes, romarin, cytises, amélanchiers… par centaines, les végétaux se paraient, s’enrubannaient, paradaient, solitaires ou solidaires.
Quant aux âmes sensibles, elles n’avaient qu’à bien se tenir car, à partir de ce jour et durant les mois à venir, le Sud n’accepterait ni compromis ni demi-mesure, que ce fut de la part du soleil, des cigales, des parfums ou des Provençaux eux-mêmes.
Bientôt aurait lieu le grand aïoli de printemps, événement qui marquerait le début des festivités estivales à Mourgue-les-Oliviers. Ensuite déferleraient ici et ailleurs les fêtes de la transhumance, les fêtes votives, les ferias... Bientôt, toute la Provence danserait, se gobergerait, applaudirait, courrait et galoperait sous un ciel ensoleillé ou à la sélène transparence. Tout un monde qui ne demandait qu’à s’étonner, s’esclaffer et palabrer avec les yeux de l’enfance retrouvée.
C’est pourquoi il était bien difficile de rester chez soi, le cœur et la bouche en jachère. Pour Aristide comme pour les autres, la tentation se faisait démone et il ne se passait pas un jour sans preuve d’amitié à la grammaire emphatique, sans mélodrame heureusement achevé ou sans apéro amplement dupliqué.
Après l’hiver cruel, la Provence et les Provençaux renaissaient.
(1) Ancienne nécropole gallo-romaine, près d’Arles.
(2) Santon familier de la crèche provençale. Lou ravi, c’est le simple d’esprit, toujours représenté les bras levés au ciel en signe de surprise et d’allégresse.