LE FADA DU FOU
Jean-Baptiste restait une énigme. Qui était-il réellement ? Pourquoi cet endroit ? Comment avait-il été capable de réaliser ce prodige ? Depuis sa découverte, les interrogations se bousculaient dans la tête de Noël. Informés, Aristide et Julia avaient décidé eux aussi d’explorer l’étrange repaire : une tanière dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence.
Étrange était bien le mot. Pendant plus d’une demi-heure, tous trois gardèrent le silence, absorbés par leurs pensées respectives. Évoluant d’un point à l’autre de la caverne, ils observaient, touchaient, déplaçaient, soupiraient tour à tour. Submergés par un flot de contradictions, stupéfaits, sentant l’angoisse poindre, ils finirent par se tenir chacun devant l’endroit qui aiguisait le plus leur curiosité.
Noël ne pouvait détacher son regard des bas-reliefs qui recouvraient la paroi du fond. Effleurant les creux et modelés du bout des doigts, il passait de l’une à l’autre scène, revenait à la précédente, pour ensuite repartir dans l’autre sens, la moue songeuse, les sourcils de plus en plus froncés.
Julia, quant à elle, inspectait le coin réservé aux affaires domestiques, ne pouvant s’empêcher de ranger ici et là. Fouillant les ordures, elle en retira deux, trois choses au trois quarts calcinées, replia les couvertures après les avoir secouées sans rien y trouver, puis sursauta, douloureusement piquée par un trait d’aiguillon, après avoir voulu s’asseoir sur les coussins qu’elle venait d’empiler.
Mais, en cet instant, celui dont l’attitude semblait la plus perplexe, c’était Aristide. Assis sur le bord du coffre placé devant l’autel, les yeux ronds, la bouche ouverte sur un oh muet, il tournait et retournait dans ses mains un objet qu’il venait de découvrir posé à même la dépouille de l’aigle et qui, à en juger sur sa mine déconfite, n’aurait pas dû s’y trouver.
Finalement, ce fut le pâtre qui, le premier, rompit le silence :
- Ça y est ! Je crois que j’ai compris. Enfin, à peu près. Venez voir ! Nous devons suivre les images de gauche à droite, comme dans une bande dessinée. Vous savez, c’est un artiste, notre Jean-Baptiste. Par contre, ce qui m’inquiète, c’est ce qu’il a sculpté vers la fin.
« Ça, c’est moi, avec la houlette et le chapeau. Et ce petit personnage, à côté, avec un gros cœur gravé sur le ventre, je pense que c’est Jean-Baptiste en personne. Au début, c’est très clair. C’est après que ça se corse, car y a un second personnage avec un cœur gravé sur le ventre qui s’en mêle. Tenez, là, c’est vous deux. Il vous représente toujours ensemble, avec le mas derrière. Je suis pas un spécialiste de la psychologie, mais à mon avis cette maison, elle est très importante pour lui. Vous voyez comme elle est belle, avec ses détails et tout ?
- Qu’est-ce que ça raconte ?
- Eh bien, le premier dessin est bizarre. Cette femme couchée, les bras écartés, avec de longs cheveux, regardez comme il a grafigné son visage. Je me demande pourquoi. En tout cas, c’est pas possible que ce soit toi, Julia. Tu as toujours eu les cheveux courts.
- Oui, je sais. Et ensuite ?
- Ensuite, c’est pas compliqué. Là, vous avez un repas de Noël à la Farigoule. Ici, les Alpilles avec les étoiles. Le suivant, c’est moi avec mon troupeau. À chaque fois, on dirait qu’il a décrit un moment de sa vie, comme plus loin avec sa bicyclette. Et à chaque fois aussi, si vous regardez bien, il est au milieu de la scène. Par contre, après, c’est de plus pire en plus pire. Venez voir de ce côté. Ce sont les dernières images qu’il a sculptées. Ça se voit à cause de la couleur du calcaire, il est plus blanc.
- Qu’est-ce qu’elles veulent dire, ces images ?
- C’est là où ça se complique. On dirait — mais j’en suis pas sûr — que ça raconte les terribles événements qui se sont passés dans la montagne ces derniers mois. Et… si j’en crois mes yeux, ça voudrait dire que Jean-Baptiste a assisté à tout, et même plus.
- Quoi ?!
- Mais c’est pas possible !!! Pas lui !
- Attendez ! Ne me faites pas dire ce que j’ai pas dit ! Pour le moment, je n’en suis qu’aux suppositions. Et les suppositions, tout le monde le sait, ça ne sert qu’à supposer. La vérité, je la connais pas. Mais si ces images, elles expliquent les choses comme Jean-Baptiste les a vues, alors nous comprendrons peut-être mieux ce qui ne va pas dans sa tête. Puis tout cela reste entre nous, hé ?
- Oh, Bonne Mère ! Dis vite, Noël ! Je me sens toute estransinée.
- Bon, mais vous allez devoir m’aider tous les deux, parce qu’y a des moments où je sais pas quoi penser. Je vous montre. Le bonhomme, là, à mon avis que c’est le touriste que j’ai découvert en début d’année. On dirait qu’il jette une pierre à deux grands rapaces qui volent au-dessus de sa tête. Sûr que cet abruti s’est approché trop près du nid. Comme c’est à cette période qu’ils le rapetassent — vous savez, à cause de la saison des amours —, ils étaient certainement absents lorsqu’il a commencé son escalade. Ensuite, quand ils sont revenus, il a eu peur et il a fait l’imbécile. Comme il était mal quillé là-haut, sans corde et tout, il est tombé.
- Alors, ce serait vraiment un accident ?
- Oui, mais un accident que Jean-Baptiste a vu de ses yeux avant de venir nous retrouver, mon troupeau et moi. Ça a dû lui faire un brave choc, au petit ! Les aigles ne sont peut-être pas des tueurs, mais si on s’approche trop près de leur logis, ils sont pas contents. Je me demande si le Hollandais se serait pas raccroché à la patte d’un des oiseaux quand il a senti qu’il allait se ramasser tout en bas. Dire que j’ai rien remarqué ce jour-là ! Mais j’étais très occupé par une méchante intuition qui me mangeait le corps.
- Et à côté, cet aigle qui tient une belle fleur dans son bec, avec le soleil devant lui, qu’est-ce que ça signifie ?
- Là, j’en ai pas la moindre idée. Et toi, Aristide ?
Mais, le nez dans ses chaussettes, les lèvres closes, Aristide ne répondait pas. Ses mains, qu’il tenait depuis tout à l’heure derrière son dos, s’agitaient nerveusement. Se penchant légèrement en arrière, Julia découvrit que son mari triturait entre ses doigts une superbe rose en bois. Devant l’insistance de son regard, Aristide ne put que sortir de son mutisme. Il exhiba l’objet à ses compagnons et leur expliqua à contrecoeur la trouvaille qu’il avait faite au pied du rocher des Saintes; trouvaille qu’il avait demandée à Farid de ne révéler sous aucun prétexte.
Après quelques minutes d’un profond silence, Julia reprit la parole :
- J’aurais dû me douter qu’il en resterait quelque chose. On peut pas gagner à tous les coups.
- Mais tu comprends pas, rétorqua son époux. L’important, c’est pas la rose, mais le fait qu’elle était en morceaux lorsque je l’ai découverte. Et là, pas une trace de joint, rien !
- Alors, c’est qu’il en a fabriqué une autre. Pour lui, ce doit être un jeu d’enfant.
- C’est ce que je me suis d’abord pensé, moi aussi. Mais regarde ici, ce petit défaut dans le bois. Et là, ces veines. Exactement les mêmes que sur la sculpture que j’ai examinée aux Portalets !
- Qu’as-tu fait des débris ce jour-là ?
- Je les ai remis là où je les avais trouvés, tout simplement. Je les ai juste un peu recouverts de terre. Je pensais que ce n’était pas grave, que c’est pas parce qu’on hérite d’un don qu’on hérite en même temps du reste.
- Tu aurais dû m’en parler, Aristide. Tu sais que je sais. Et tu sais que je me sens concernée par tout ce qui touche à notre petit. Qu’est-ce que je dois penser de lui maintenant ?
- Attends d’entendre la suite de l’histoire ! C’est pas une fleur qui doit le condamner. Est-ce que je l’ai fait, moi ?
Plutôt déconcerté par leur conversation, Noël les écoutait sans mot dire. Que signifiaient tous ces mystères ? Que savaient-ils que lui ignorait ?
Reprenant brusquement conscience de la présence du pâtre à ses côtés, Aristide lui adressa la parole avec gravité :
- Noël, mon vieil ami, écoute-moi bien. Nous ne t’avons pas tout dit au sujet de Jean-Baptiste. J’en suis le premier désolé, tu peux me croire, mais c’était pour son bien. En tout cas, c’est ce que je pensais. Tu comprendras quand je t’aurai tout expliqué. Mais avant, je t’en prie, au nom de l’amour que tu lui portes, décris-nous les autres figures. Il faut que nous sachions. Pour ma part, y a trop longtemps que je me pose des questions. Je pense que c’est pareil pour ma femme.
- Très bien, je vous fais confiance. Alors, je continue… Cette image, ici, nous montre Jean-Baptiste et un mouton qui se cachent de l’orage. Pas besoin de vous rappeler le jour où ça s’est passé, vous vous en souvenez aussi bien que moi. Pour le mouton, j’ai réfléchi cette nuit et je suis arrivé à la conclusion qu’il s’agit de l’agneau calendal. Maintenant, je comprends pourquoi toutes ces fugues : il cherchait à rejoindre cette grotte. Jean-Baptiste est certainement venu s’abriter ici avec lui ce soir-là et ça lui a donné des envies de liberté. Par contre, son retour a dû être catastrophique. Je l’ai retrouvé dans un de ces états, le lendemain !
- Et celui d’à côté ?
- Là, encore une fois, j’y comprends rien. Notez que c’est très spécial, on dirait de l’art moderne. Mais moi, l’art moderne, ça me fait devenir chèvre. Je me suis toujours demandé ce que cela voulait dire. Un arbre, une colline, je sais. J’aime ou j’aime pas, mais je sais. Tandis qu’avec un minuscule point noir au milieu d’un grand carré blanc ou des couches de peinture grattées à la fourchette, je me prends la tête. J’ai beau me penser des heures entières, je vois rien d’autre que du papier gaspillé.
Qu’avait voulu représenter Jean-Baptiste ? Tous trois se posaient la question. À part une ébauche d’ailes déployées dans le haut du bas-relief et, dans le coin inférieur droit, une main ouverte, il n’y avait que des traits droits, des courbes et des zigzags sans queue ni tête.
Ensuite, tout aussi incompréhensible que le précédent, un encadrement vide, absolument vierge. Quant aux suivants, l’interprétation que donna le berger répandit un vent de frisson dans son auditoire…
- Vous voyez ? Té, qu’est-ce que je vous disais ? Y a deux personnages identiques avec un cœur sur le ventre maintenant. L’un doit être Jean-Baptiste, mais l’autre, il m’a fallu des heures pleines et entières pour deviner qui c’était. Et encore ! Y a des choses qui me passent par-dessus l’intelligence. Par contre, cette personne, là, avec un fusil et qui n’a pas d’yeux, ce peut être que Pastourel tuant l’aigle qu’on croyait parti pour la Sainte-Baume. Pourtant, j’étais certain qu’il se tiendrait tranquille avec cet oiseau. C’est vrai qu’il parlait beaucoup, notre Dominique, mais pour passer à l’acte, c’était autre chose.
« Un peu plus loin, on voit un de ces deux personnages tuer Pastourel, puis lui crever les yeux. Lequel, ça, impossible de le savoir. Ils ont la même allure tous les deux.
« Ici, c’est encore Pastourel. Jean-Baptiste et son double sont en train de le traîner sur quelque chose; un tapis peut-être, ou une bâche. Je pourrais pas le jurer, mais on dirait qu’ils sont dans un couloir. Je me suis un peu promené dans cette caverne hier et j’ai remarqué qu’on pouvait aller très loin sous la montagne. Y a peut-être des issues. En tout cas, c’est ce que racontent certaines légendes qui parlent des Alpilles. Personnellement, je ne vous conseille pas d’y aller. Y a des endroits où je me demande comment la voûte tient encore.
« Donc, si je me suis pas trompé, Dominique a d’abord été assommé, puis porté, certainement jusqu’ici, et ensuite tué. C’est qu’après que son corps a été transporté dans le champ de la Mourgue. Pourquoi ? Ça, je me le demande.
- Je crois savoir pourquoi, murmura Julia. C’est ce qui me fait croire que c’est pas notre neveu qui a tué, mais l’autre personne.
- Julia a raison, continua Aristide. Ce peut pas être lui car, si Pastourel a été mené au pied de la Mourgue, c’est justement parce que Jean-Baptiste pensait le ressusciter en l’amenant là-bas. Vois-tu, pendant des années, ma femme et moi, nous avons espéré avoir un enfant. Je peux te dire que nous avons tout essayé, même après l’arrivée du petit. Comme ça ne marchait pas, Julia a commencé à faire de petites visites à la Mourgue. Tu sais comme moi qu’avant, les femmes qui voulaient avoir un pichoun allaient la caresser. La plupart du temps, Julia emmenait Jean-Baptiste avec elle. Un jour, il nous a demandé ce que représentait cette statue. Nous lui avons répondu que c’était une vieille et grande dame qui pouvait donner la vie. C’est ainsi qu’une fois, il a voulu y emmener la dépouille de son chat, qui venait de mourir. Alors, pour pas lui faire de chagrin, nous avons prétendu que ça ne marchait qu’avec les gens, pas avec les animaux. Je suppose que cette histoire est restée gravée dans sa mémoire et que, grâce à la Mourgue, il pensait pouvoir faire renaître Pastourel.
- D’accord, c’est possible. Mais comment a-t-il réussi à se faire aider par le second personnage, l’assassin de Pastourel, c’est-à-dire, selon mes conclusions, le tueur des Alpilles en personne ?
- Ça, il faudrait le demander à Christophe Gaudre lui-même, son père.
- Quoi ???!!! Fan de… ! Oh ! mon Dieu !
- Eh oui, pechère ! C’est ça, notre secret. Jean-Baptiste n’est pas né des amours de ma sœur Jeanne avec un ingénieur liégeois, comme je te l’ai déclaré un jour. Elle s’est fait violer par un malade à l’asile où elle travaillait. En ce temps-là, c’était des choses qui se disaient pas. Un viol, tu imagines ?! Si quelqu’un l’avait appris dans le pays, elle aurait été perdue de réputation. Jolie comme elle était, personne ne l’aurait crue. C’est pourquoi nous l’avons envoyée poursuivre sa grossesse loin d’ici. Puis, peu après son départ, histoire de justifier l’enfant à naître, nous avons répandu la nouvelle comme quoi elle s’était mariée en Belgique. Vu que personne, à Mourgue, n’avait jamais mis les pieds dans ce pays, c’était facile, on pouvait inventer ce qu’on voulait.
« Après l’accouchement, Jeanne a trouvé un travail du côté de Lille et elle s’est installée dans la région avec son fils. Elle voulait commencer une nouvelle vie, tu comprends ? Mais le meilleur, c’est qu’un an après la naissance de Jean-Baptiste, elle a réellement rencontré un Belge. Elle s’est mariée et son époux a proposé d’adopter le petit. Pour elle, c’était une grande chance. En plus, à l’époque, je pouvais pas beaucoup l’aider financièrement, je venais à peine d’ouvrir mon atelier d’ébénisterie. Ensuite, je t’en ai vaguement parlé, y a eu la catastrophe. En venant nous voir pour les vacances, ils ont été heurtés de plein fouet par un camion, la nuit, du côté du Luxembourg. Ce fut un massacre. Son mari est mort sur le coup. Ma sœur, elle, est restée coincée dans la voiture à agoniser pendant plus d’une heure avec le petit indemne à côté d’elle. Lorsque les secours sont parvenus à la sortir de l’habitacle, elle était encore vivante… Elle était si belle avec ses longs cheveux brun doré… Si tu savais comme elle me manque… Le lendemain de l’accident, Jean-Baptiste fêtait ses trois ans.
- C’est atroce ce que tu me racontes là.
- Et c’est pas fini ! Après, Jean-Baptiste nous a fait des cauchemars toutes les nuits pendant plus de six mois. Il appelait sa mère, il criait, il pleurait, le malheureux, que ça nous fendait le cœur. Puis, tout d’un coup, les cauchemars se sont arrêtés. Alors, tu penses ! Quand nous l’avons entendu hurler « maman » l’autre jour aux Baux, ça nous a fait un sacré tremblement. Il n’avait plus prononcé ce mot depuis vingt-deux ans.
- Moi qui croyais qu’il t’appelait, Julia.
- Non, Noël, il ne m’a jamais appelée maman. Il a toujours dit Moumia, c’est pas pareil.
- Le reste, poursuivit Aristide, tu le connais. Notre neveu a été officiellement mis sous ma tutelle et nous l’avons élevé comme notre propre fils. Après le décès de sa mère, des médecins nous ont expliqué que le petit pourrait garder des séquelles de l’accident. Mais, bien sûr, nous n’avons parlé à personne de ses antécédents.
- Ceux de Christophe Gaudre ?
- Exactement. Et pour pas risquer d’éveiller les soupçons, nous ne nous sommes jamais intéressés à sa personne. Ensuite, quand Pastourel est mort, nous avons continué à nous taire. Même chose lorsque nous avons appris l’arrestation de son père. Nous étions tellement persuadés tous les deux de l’innocence de Jean-Baptiste. Et nous avions si peur. Si nous avions révélé la vérité à la police, qu’aurait-elle fait, à ton avis ? Elle les aurait mis tous les deux dans le même panier, le père en prison et le fils à l’asile ! Je me rendais bien compte que cette situation était très pénible pour Julia et j’ai cru, à plusieurs reprises, qu’elle allait craquer. Même notre médecin s’en est aperçu et m’en a touché un mot. Mais je devais faire comme si. Pour elle, pour Jean-Baptiste, pour moi, pour nous tous.
- Tout de même, vous avez eu une grande chance car son père aurait pu le tuer dans la montagne, reprit Noël. C’est incroyable … Comment cela se fait que le père et le fils, ils se soient retrouvés ?
- Ça, c’est une énigme. Tu sais, Christophe Gaudre était un grand ébéniste avant de partir du ciboulot. D’ailleurs, je le connaissais de réputation. Il aurait pu devenir célèbre. Peut-être qu’ils se sont reconnus, d’une certaine façon ? Peut-être qu’ils ont ressenti quelque chose l’un pour l’autre ? On peut le supposer puisque Jean-Baptiste l’a représenté comme lui dans ses dessins. Vraiment, je sais pas ce qui s’est passé, ni pourquoi le père s’en est pris à Pastourel, mais…
- En tout cas, il est venu ici, coupa Julia. Et c’est ici qu’il a dû se cacher avec son fils. J’ai trouvé plusieurs choses dans les poubelles, des choses qui ne peuvent pas appartenir à Jean-Baptiste : des mégots, des bouteilles de vin, les restes calcinés de gants en cuir… et aussi ceci…
Elle leur tendit un couteau dont la lame était maculée de sang séché.
- Mon couteau ! Je l’ai cherché partout pendant des semaines ! s’exclama Noël. Que fait-il ici ? Où l’as-tu trouvé ? Mais… mais…
- Je crois qu’il vaut mieux détruire tout cela, reprit Aristide. Son père a reconnu sa culpabilité et c’est tout ce que je désire savoir. Il n’a pas mentionné une seule fois Jean-Baptiste dans sa déposition et ça, pour moi, c’est une preuve. Sinon, nous aurions eu la visite de la police depuis longtemps. Ces images, elles disent peut-être la vérité, elles viennent peut-être de l’imagination de Jean-Baptiste. Qui sait ? Mon neveu a reçu une très grosse émotion, ça, je le discute pas. Mais ce dont je suis certain, c’est qu’il ne ferait pas de mal à une mouche.
- Y a encore une chose que j’aimerais vous montrer avant d’en finir avec cette histoire. Regardez la dernière image. Vous voyez ? Vous êtes tous les deux devant votre mas et vous pleurez. Et Jean-Baptiste, là ! Ou son père, d’ailleurs. Il a toujours un cœur sur le ventre, mais il est beaucoup plus petit, cette fois. Et sa tête ! Si vous vous approchez, vous verrez qu’elle est séparée du corps. Je me demande…
Étrange était bien le mot. Pendant plus d’une demi-heure, tous trois gardèrent le silence, absorbés par leurs pensées respectives. Évoluant d’un point à l’autre de la caverne, ils observaient, touchaient, déplaçaient, soupiraient tour à tour. Submergés par un flot de contradictions, stupéfaits, sentant l’angoisse poindre, ils finirent par se tenir chacun devant l’endroit qui aiguisait le plus leur curiosité.
Noël ne pouvait détacher son regard des bas-reliefs qui recouvraient la paroi du fond. Effleurant les creux et modelés du bout des doigts, il passait de l’une à l’autre scène, revenait à la précédente, pour ensuite repartir dans l’autre sens, la moue songeuse, les sourcils de plus en plus froncés.
Julia, quant à elle, inspectait le coin réservé aux affaires domestiques, ne pouvant s’empêcher de ranger ici et là. Fouillant les ordures, elle en retira deux, trois choses au trois quarts calcinées, replia les couvertures après les avoir secouées sans rien y trouver, puis sursauta, douloureusement piquée par un trait d’aiguillon, après avoir voulu s’asseoir sur les coussins qu’elle venait d’empiler.
Mais, en cet instant, celui dont l’attitude semblait la plus perplexe, c’était Aristide. Assis sur le bord du coffre placé devant l’autel, les yeux ronds, la bouche ouverte sur un oh muet, il tournait et retournait dans ses mains un objet qu’il venait de découvrir posé à même la dépouille de l’aigle et qui, à en juger sur sa mine déconfite, n’aurait pas dû s’y trouver.
Finalement, ce fut le pâtre qui, le premier, rompit le silence :
- Ça y est ! Je crois que j’ai compris. Enfin, à peu près. Venez voir ! Nous devons suivre les images de gauche à droite, comme dans une bande dessinée. Vous savez, c’est un artiste, notre Jean-Baptiste. Par contre, ce qui m’inquiète, c’est ce qu’il a sculpté vers la fin.
« Ça, c’est moi, avec la houlette et le chapeau. Et ce petit personnage, à côté, avec un gros cœur gravé sur le ventre, je pense que c’est Jean-Baptiste en personne. Au début, c’est très clair. C’est après que ça se corse, car y a un second personnage avec un cœur gravé sur le ventre qui s’en mêle. Tenez, là, c’est vous deux. Il vous représente toujours ensemble, avec le mas derrière. Je suis pas un spécialiste de la psychologie, mais à mon avis cette maison, elle est très importante pour lui. Vous voyez comme elle est belle, avec ses détails et tout ?
- Qu’est-ce que ça raconte ?
- Eh bien, le premier dessin est bizarre. Cette femme couchée, les bras écartés, avec de longs cheveux, regardez comme il a grafigné son visage. Je me demande pourquoi. En tout cas, c’est pas possible que ce soit toi, Julia. Tu as toujours eu les cheveux courts.
- Oui, je sais. Et ensuite ?
- Ensuite, c’est pas compliqué. Là, vous avez un repas de Noël à la Farigoule. Ici, les Alpilles avec les étoiles. Le suivant, c’est moi avec mon troupeau. À chaque fois, on dirait qu’il a décrit un moment de sa vie, comme plus loin avec sa bicyclette. Et à chaque fois aussi, si vous regardez bien, il est au milieu de la scène. Par contre, après, c’est de plus pire en plus pire. Venez voir de ce côté. Ce sont les dernières images qu’il a sculptées. Ça se voit à cause de la couleur du calcaire, il est plus blanc.
- Qu’est-ce qu’elles veulent dire, ces images ?
- C’est là où ça se complique. On dirait — mais j’en suis pas sûr — que ça raconte les terribles événements qui se sont passés dans la montagne ces derniers mois. Et… si j’en crois mes yeux, ça voudrait dire que Jean-Baptiste a assisté à tout, et même plus.
- Quoi ?!
- Mais c’est pas possible !!! Pas lui !
- Attendez ! Ne me faites pas dire ce que j’ai pas dit ! Pour le moment, je n’en suis qu’aux suppositions. Et les suppositions, tout le monde le sait, ça ne sert qu’à supposer. La vérité, je la connais pas. Mais si ces images, elles expliquent les choses comme Jean-Baptiste les a vues, alors nous comprendrons peut-être mieux ce qui ne va pas dans sa tête. Puis tout cela reste entre nous, hé ?
- Oh, Bonne Mère ! Dis vite, Noël ! Je me sens toute estransinée.
- Bon, mais vous allez devoir m’aider tous les deux, parce qu’y a des moments où je sais pas quoi penser. Je vous montre. Le bonhomme, là, à mon avis que c’est le touriste que j’ai découvert en début d’année. On dirait qu’il jette une pierre à deux grands rapaces qui volent au-dessus de sa tête. Sûr que cet abruti s’est approché trop près du nid. Comme c’est à cette période qu’ils le rapetassent — vous savez, à cause de la saison des amours —, ils étaient certainement absents lorsqu’il a commencé son escalade. Ensuite, quand ils sont revenus, il a eu peur et il a fait l’imbécile. Comme il était mal quillé là-haut, sans corde et tout, il est tombé.
- Alors, ce serait vraiment un accident ?
- Oui, mais un accident que Jean-Baptiste a vu de ses yeux avant de venir nous retrouver, mon troupeau et moi. Ça a dû lui faire un brave choc, au petit ! Les aigles ne sont peut-être pas des tueurs, mais si on s’approche trop près de leur logis, ils sont pas contents. Je me demande si le Hollandais se serait pas raccroché à la patte d’un des oiseaux quand il a senti qu’il allait se ramasser tout en bas. Dire que j’ai rien remarqué ce jour-là ! Mais j’étais très occupé par une méchante intuition qui me mangeait le corps.
- Et à côté, cet aigle qui tient une belle fleur dans son bec, avec le soleil devant lui, qu’est-ce que ça signifie ?
- Là, j’en ai pas la moindre idée. Et toi, Aristide ?
Mais, le nez dans ses chaussettes, les lèvres closes, Aristide ne répondait pas. Ses mains, qu’il tenait depuis tout à l’heure derrière son dos, s’agitaient nerveusement. Se penchant légèrement en arrière, Julia découvrit que son mari triturait entre ses doigts une superbe rose en bois. Devant l’insistance de son regard, Aristide ne put que sortir de son mutisme. Il exhiba l’objet à ses compagnons et leur expliqua à contrecoeur la trouvaille qu’il avait faite au pied du rocher des Saintes; trouvaille qu’il avait demandée à Farid de ne révéler sous aucun prétexte.
Après quelques minutes d’un profond silence, Julia reprit la parole :
- J’aurais dû me douter qu’il en resterait quelque chose. On peut pas gagner à tous les coups.
- Mais tu comprends pas, rétorqua son époux. L’important, c’est pas la rose, mais le fait qu’elle était en morceaux lorsque je l’ai découverte. Et là, pas une trace de joint, rien !
- Alors, c’est qu’il en a fabriqué une autre. Pour lui, ce doit être un jeu d’enfant.
- C’est ce que je me suis d’abord pensé, moi aussi. Mais regarde ici, ce petit défaut dans le bois. Et là, ces veines. Exactement les mêmes que sur la sculpture que j’ai examinée aux Portalets !
- Qu’as-tu fait des débris ce jour-là ?
- Je les ai remis là où je les avais trouvés, tout simplement. Je les ai juste un peu recouverts de terre. Je pensais que ce n’était pas grave, que c’est pas parce qu’on hérite d’un don qu’on hérite en même temps du reste.
- Tu aurais dû m’en parler, Aristide. Tu sais que je sais. Et tu sais que je me sens concernée par tout ce qui touche à notre petit. Qu’est-ce que je dois penser de lui maintenant ?
- Attends d’entendre la suite de l’histoire ! C’est pas une fleur qui doit le condamner. Est-ce que je l’ai fait, moi ?
Plutôt déconcerté par leur conversation, Noël les écoutait sans mot dire. Que signifiaient tous ces mystères ? Que savaient-ils que lui ignorait ?
Reprenant brusquement conscience de la présence du pâtre à ses côtés, Aristide lui adressa la parole avec gravité :
- Noël, mon vieil ami, écoute-moi bien. Nous ne t’avons pas tout dit au sujet de Jean-Baptiste. J’en suis le premier désolé, tu peux me croire, mais c’était pour son bien. En tout cas, c’est ce que je pensais. Tu comprendras quand je t’aurai tout expliqué. Mais avant, je t’en prie, au nom de l’amour que tu lui portes, décris-nous les autres figures. Il faut que nous sachions. Pour ma part, y a trop longtemps que je me pose des questions. Je pense que c’est pareil pour ma femme.
- Très bien, je vous fais confiance. Alors, je continue… Cette image, ici, nous montre Jean-Baptiste et un mouton qui se cachent de l’orage. Pas besoin de vous rappeler le jour où ça s’est passé, vous vous en souvenez aussi bien que moi. Pour le mouton, j’ai réfléchi cette nuit et je suis arrivé à la conclusion qu’il s’agit de l’agneau calendal. Maintenant, je comprends pourquoi toutes ces fugues : il cherchait à rejoindre cette grotte. Jean-Baptiste est certainement venu s’abriter ici avec lui ce soir-là et ça lui a donné des envies de liberté. Par contre, son retour a dû être catastrophique. Je l’ai retrouvé dans un de ces états, le lendemain !
- Et celui d’à côté ?
- Là, encore une fois, j’y comprends rien. Notez que c’est très spécial, on dirait de l’art moderne. Mais moi, l’art moderne, ça me fait devenir chèvre. Je me suis toujours demandé ce que cela voulait dire. Un arbre, une colline, je sais. J’aime ou j’aime pas, mais je sais. Tandis qu’avec un minuscule point noir au milieu d’un grand carré blanc ou des couches de peinture grattées à la fourchette, je me prends la tête. J’ai beau me penser des heures entières, je vois rien d’autre que du papier gaspillé.
Qu’avait voulu représenter Jean-Baptiste ? Tous trois se posaient la question. À part une ébauche d’ailes déployées dans le haut du bas-relief et, dans le coin inférieur droit, une main ouverte, il n’y avait que des traits droits, des courbes et des zigzags sans queue ni tête.
Ensuite, tout aussi incompréhensible que le précédent, un encadrement vide, absolument vierge. Quant aux suivants, l’interprétation que donna le berger répandit un vent de frisson dans son auditoire…
- Vous voyez ? Té, qu’est-ce que je vous disais ? Y a deux personnages identiques avec un cœur sur le ventre maintenant. L’un doit être Jean-Baptiste, mais l’autre, il m’a fallu des heures pleines et entières pour deviner qui c’était. Et encore ! Y a des choses qui me passent par-dessus l’intelligence. Par contre, cette personne, là, avec un fusil et qui n’a pas d’yeux, ce peut être que Pastourel tuant l’aigle qu’on croyait parti pour la Sainte-Baume. Pourtant, j’étais certain qu’il se tiendrait tranquille avec cet oiseau. C’est vrai qu’il parlait beaucoup, notre Dominique, mais pour passer à l’acte, c’était autre chose.
« Un peu plus loin, on voit un de ces deux personnages tuer Pastourel, puis lui crever les yeux. Lequel, ça, impossible de le savoir. Ils ont la même allure tous les deux.
« Ici, c’est encore Pastourel. Jean-Baptiste et son double sont en train de le traîner sur quelque chose; un tapis peut-être, ou une bâche. Je pourrais pas le jurer, mais on dirait qu’ils sont dans un couloir. Je me suis un peu promené dans cette caverne hier et j’ai remarqué qu’on pouvait aller très loin sous la montagne. Y a peut-être des issues. En tout cas, c’est ce que racontent certaines légendes qui parlent des Alpilles. Personnellement, je ne vous conseille pas d’y aller. Y a des endroits où je me demande comment la voûte tient encore.
« Donc, si je me suis pas trompé, Dominique a d’abord été assommé, puis porté, certainement jusqu’ici, et ensuite tué. C’est qu’après que son corps a été transporté dans le champ de la Mourgue. Pourquoi ? Ça, je me le demande.
- Je crois savoir pourquoi, murmura Julia. C’est ce qui me fait croire que c’est pas notre neveu qui a tué, mais l’autre personne.
- Julia a raison, continua Aristide. Ce peut pas être lui car, si Pastourel a été mené au pied de la Mourgue, c’est justement parce que Jean-Baptiste pensait le ressusciter en l’amenant là-bas. Vois-tu, pendant des années, ma femme et moi, nous avons espéré avoir un enfant. Je peux te dire que nous avons tout essayé, même après l’arrivée du petit. Comme ça ne marchait pas, Julia a commencé à faire de petites visites à la Mourgue. Tu sais comme moi qu’avant, les femmes qui voulaient avoir un pichoun allaient la caresser. La plupart du temps, Julia emmenait Jean-Baptiste avec elle. Un jour, il nous a demandé ce que représentait cette statue. Nous lui avons répondu que c’était une vieille et grande dame qui pouvait donner la vie. C’est ainsi qu’une fois, il a voulu y emmener la dépouille de son chat, qui venait de mourir. Alors, pour pas lui faire de chagrin, nous avons prétendu que ça ne marchait qu’avec les gens, pas avec les animaux. Je suppose que cette histoire est restée gravée dans sa mémoire et que, grâce à la Mourgue, il pensait pouvoir faire renaître Pastourel.
- D’accord, c’est possible. Mais comment a-t-il réussi à se faire aider par le second personnage, l’assassin de Pastourel, c’est-à-dire, selon mes conclusions, le tueur des Alpilles en personne ?
- Ça, il faudrait le demander à Christophe Gaudre lui-même, son père.
- Quoi ???!!! Fan de… ! Oh ! mon Dieu !
- Eh oui, pechère ! C’est ça, notre secret. Jean-Baptiste n’est pas né des amours de ma sœur Jeanne avec un ingénieur liégeois, comme je te l’ai déclaré un jour. Elle s’est fait violer par un malade à l’asile où elle travaillait. En ce temps-là, c’était des choses qui se disaient pas. Un viol, tu imagines ?! Si quelqu’un l’avait appris dans le pays, elle aurait été perdue de réputation. Jolie comme elle était, personne ne l’aurait crue. C’est pourquoi nous l’avons envoyée poursuivre sa grossesse loin d’ici. Puis, peu après son départ, histoire de justifier l’enfant à naître, nous avons répandu la nouvelle comme quoi elle s’était mariée en Belgique. Vu que personne, à Mourgue, n’avait jamais mis les pieds dans ce pays, c’était facile, on pouvait inventer ce qu’on voulait.
« Après l’accouchement, Jeanne a trouvé un travail du côté de Lille et elle s’est installée dans la région avec son fils. Elle voulait commencer une nouvelle vie, tu comprends ? Mais le meilleur, c’est qu’un an après la naissance de Jean-Baptiste, elle a réellement rencontré un Belge. Elle s’est mariée et son époux a proposé d’adopter le petit. Pour elle, c’était une grande chance. En plus, à l’époque, je pouvais pas beaucoup l’aider financièrement, je venais à peine d’ouvrir mon atelier d’ébénisterie. Ensuite, je t’en ai vaguement parlé, y a eu la catastrophe. En venant nous voir pour les vacances, ils ont été heurtés de plein fouet par un camion, la nuit, du côté du Luxembourg. Ce fut un massacre. Son mari est mort sur le coup. Ma sœur, elle, est restée coincée dans la voiture à agoniser pendant plus d’une heure avec le petit indemne à côté d’elle. Lorsque les secours sont parvenus à la sortir de l’habitacle, elle était encore vivante… Elle était si belle avec ses longs cheveux brun doré… Si tu savais comme elle me manque… Le lendemain de l’accident, Jean-Baptiste fêtait ses trois ans.
- C’est atroce ce que tu me racontes là.
- Et c’est pas fini ! Après, Jean-Baptiste nous a fait des cauchemars toutes les nuits pendant plus de six mois. Il appelait sa mère, il criait, il pleurait, le malheureux, que ça nous fendait le cœur. Puis, tout d’un coup, les cauchemars se sont arrêtés. Alors, tu penses ! Quand nous l’avons entendu hurler « maman » l’autre jour aux Baux, ça nous a fait un sacré tremblement. Il n’avait plus prononcé ce mot depuis vingt-deux ans.
- Moi qui croyais qu’il t’appelait, Julia.
- Non, Noël, il ne m’a jamais appelée maman. Il a toujours dit Moumia, c’est pas pareil.
- Le reste, poursuivit Aristide, tu le connais. Notre neveu a été officiellement mis sous ma tutelle et nous l’avons élevé comme notre propre fils. Après le décès de sa mère, des médecins nous ont expliqué que le petit pourrait garder des séquelles de l’accident. Mais, bien sûr, nous n’avons parlé à personne de ses antécédents.
- Ceux de Christophe Gaudre ?
- Exactement. Et pour pas risquer d’éveiller les soupçons, nous ne nous sommes jamais intéressés à sa personne. Ensuite, quand Pastourel est mort, nous avons continué à nous taire. Même chose lorsque nous avons appris l’arrestation de son père. Nous étions tellement persuadés tous les deux de l’innocence de Jean-Baptiste. Et nous avions si peur. Si nous avions révélé la vérité à la police, qu’aurait-elle fait, à ton avis ? Elle les aurait mis tous les deux dans le même panier, le père en prison et le fils à l’asile ! Je me rendais bien compte que cette situation était très pénible pour Julia et j’ai cru, à plusieurs reprises, qu’elle allait craquer. Même notre médecin s’en est aperçu et m’en a touché un mot. Mais je devais faire comme si. Pour elle, pour Jean-Baptiste, pour moi, pour nous tous.
- Tout de même, vous avez eu une grande chance car son père aurait pu le tuer dans la montagne, reprit Noël. C’est incroyable … Comment cela se fait que le père et le fils, ils se soient retrouvés ?
- Ça, c’est une énigme. Tu sais, Christophe Gaudre était un grand ébéniste avant de partir du ciboulot. D’ailleurs, je le connaissais de réputation. Il aurait pu devenir célèbre. Peut-être qu’ils se sont reconnus, d’une certaine façon ? Peut-être qu’ils ont ressenti quelque chose l’un pour l’autre ? On peut le supposer puisque Jean-Baptiste l’a représenté comme lui dans ses dessins. Vraiment, je sais pas ce qui s’est passé, ni pourquoi le père s’en est pris à Pastourel, mais…
- En tout cas, il est venu ici, coupa Julia. Et c’est ici qu’il a dû se cacher avec son fils. J’ai trouvé plusieurs choses dans les poubelles, des choses qui ne peuvent pas appartenir à Jean-Baptiste : des mégots, des bouteilles de vin, les restes calcinés de gants en cuir… et aussi ceci…
Elle leur tendit un couteau dont la lame était maculée de sang séché.
- Mon couteau ! Je l’ai cherché partout pendant des semaines ! s’exclama Noël. Que fait-il ici ? Où l’as-tu trouvé ? Mais… mais…
- Je crois qu’il vaut mieux détruire tout cela, reprit Aristide. Son père a reconnu sa culpabilité et c’est tout ce que je désire savoir. Il n’a pas mentionné une seule fois Jean-Baptiste dans sa déposition et ça, pour moi, c’est une preuve. Sinon, nous aurions eu la visite de la police depuis longtemps. Ces images, elles disent peut-être la vérité, elles viennent peut-être de l’imagination de Jean-Baptiste. Qui sait ? Mon neveu a reçu une très grosse émotion, ça, je le discute pas. Mais ce dont je suis certain, c’est qu’il ne ferait pas de mal à une mouche.
- Y a encore une chose que j’aimerais vous montrer avant d’en finir avec cette histoire. Regardez la dernière image. Vous voyez ? Vous êtes tous les deux devant votre mas et vous pleurez. Et Jean-Baptiste, là ! Ou son père, d’ailleurs. Il a toujours un cœur sur le ventre, mais il est beaucoup plus petit, cette fois. Et sa tête ! Si vous vous approchez, vous verrez qu’elle est séparée du corps. Je me demande…