ENTRE GISANTE ET ORANTE
À midi précis, sous le regard goguenard des habitués, les touristes non initiés sursautèrent en chœur. Les uns se regardèrent les yeux ronds, la fourchette en suspens, d’autres faillirent renverser le pastis qu’ils sirotaient avec volupté. Comme de juste, les plus âgés se demandèrent si une guerre ne venait pas d’éclater, à moins que, pour les autres, il ne s’agissât d’un attentat terroriste ou d’un tremblement de terre.
Pourtant, non, ce n’était que la sirène de la mairie qui, comme chaque jour, hurlait d’un bout à l’autre du village les douze heures tapantes de la grande horloge municipale, rappelant à tous l’urgence d’aller casser la croûte. Aussi, avant même que la machine n’agonisât dans un ultime et surprenant soubresaut, la plupart des Mourgonnais avaient posé leurs instruments de travail et fermé boutique.
Ce jour-là, Aristide avait rendez-vous avec Noël. Par le plus grand des hasards, tous deux avaient émis le même désir de se rencontrer en privé. C’est pourquoi l’entrevue avait été fixée, non pas aux Quatre-Saisons, mais chez le berger, aux Baux-de-Provence, dans sa minuscule maison semi-troglodyte accrochée au rocher.
Dès l’apéritif servi et les commentaires de rigueur sur la santé générale de la région achevés, la discussion put commencer.
- Bon, écoute-moi bien, Noël. Et surtout, ne m’interromps pas. C’est déjà assez difficile comme ça pour moi de te dire ce qui me chavire pour le moment.
- T’en fais pas, je serai aussi muet qu’une cigale en hiver.
- C’est bien le moment de plaisanter, hé. Oh ! Pauvre ! L’heure est grave. Ton ami est en train de se demander s’il ne devient pas aussi fada que le reste de sa famille et toi, tu te moques. T’as pas honte ?
- Moi aussi, j’ai des choses sérieuses à te dire. Mais c’est pas une raison pour se déchirer le moral. Allez, je t’écoute.
- Mouai… On voit que tu n’es pas à ma place. Enfin… Noël, je suis un homme perdu ! Un maire perdu, un oncle perdu et un mari perdu !
- Mais non, mais non ! Où tu vas chercher de telles idioties ?
- Laisse-moi continuer, s’il te plaît. Ce que je veux dire par là, c’est que j’ai la cervelle aussi molle qu’une vieille figue. C’est simple, c’est tout plein de pépins là-dedans. Avant, je savais quoi penser et quoi faire à chaque moment de la journée. Maintenant, je me sens tout égaré. C’est le tunnel ! Si, au moins, j’avais une torche, ou même une petite allumette, ça irait, mais là, rien, le noir total.
- Tu veux que je t’éclaire ?
- Oh ! dis ! Tu le fais exprès ou quoi ?
- Aristide, te fâche pas. C’est pour t’aider que je dis ça.
- Alors, laisse-moi finir. Ensuite, si le cœur t’en dit, tu pourras toujours rire de ma pitoyable personne. En fait, je sais pas ce qui se passe, mais depuis quelques mois, c’est l’hécatombe. Des morts, des blessés, des incendies, des assassinats, des cloches qui tombent… C’est à croire — et pourtant, tu connais mon idée là-dessus — qu’y a un beau diable qui s’acharne sur notre paisible village. J’ai réfléchi, vois-tu, et j’en suis arrivé à la conclusion que tous mes ennuis ont commencé par la mort de ce touriste, autrement dit, par l’année nouvelle. Alors, je me suis pensé que, peut-être, c’était la faute aux étoiles.
- Aux étoiles ?!
- Je veux dire que c’est peut-être une question de conjoncture entre les astres. Il paraît que c’est toujours comme ça quand un millénaire commence. Y a quelques années, Julia m’a raconté qu’un médium avait prédit dans son bouquin que Paris allait être détruite. L’imbécile ! À ce que j’en sais, Paris est toujours debout ! Mais tout compte fait, je me suis dit, peut-être que ce type s’est juste trompé de quelques années dans ses calculs. Moi, par exemple, si tu savais le nombre de fois où j’ai dû recommencer la même addition ! Peut-être que c’est Mourgue-les-Oliviers qui doit disparaître. Et nous avec. Qu’en penses-tu ?
- J’en pense que tu délires complètement et que tu devrais un peu plus t’aérer la figure. Ce particulier dont tu parles, et les autres avec, c’est tous des charlatans. Ils vendent de la peur comme d’autres vendent du rêve. Tu sais, la pollution et le bruit dans les grandes villes, ça rend sourd et aveugle. Alors, il faut bien que les gens cherchent ailleurs ce qu’ils ne trouvent plus dans le cœur et dans la tête.
- Mais si mon explication n’est pas la bonne, dis-moi, toi qui semble toujours tout savoir sur tout, pourquoi mon neveu est dans cet état, hé ? Pourquoi ma femme m’abandonne sans s’en rendre compte ? Et aussi, pourquoi mon village souffre la mort comme ça ? Alors ?!
- Je ne suis pas Dieu, Aristide, je suis juste un berger. Tout ce que je peux te dire, je l’ai appris dans la montagne. C’est pas énorme, mais parfois, quand la montagne cause et s’en mêle, on peut apprendre des tas de choses sur les hommes.
- Et qu’est-ce qu’elle t’a dit, la montagne, ces derniers temps ?
- À ton tour de te moquer. Cependant, ça m’est bien égal, va. Y a pas longtemps, si tu t’en rappelles, je t’ai dit qu’un jour, je te donnerai mon opinion sur ce qui se passe pour le moment. Eh bien, je crois que ce jour est venu. Pour être sincère, je ne suis pas sûr que tu me croiras, mais je prends le risque. À cause de Jean-Baptiste.
- De Jean-Baptiste ? Tu sais que je l’aime plus que ma propre vie, celui-là, mais pourquoi tu me parles de lui ?
- Parce qu’à mon avis, il est à l’origine de tout le reste. Depuis que le monde est monde en Provence, les pastres ont toujours pensé que les simples d’esprit étaient des bénédictions envoyées par Dieu. Crois-le ou non, c’est ainsi. Bien entendu, maintenant, on balaie les anciennes croyances d’un coup de serpillière, on les range dans un tiroir et même, pire, on les étudie à la loupe comme de vieilles reliques. Mais moi, je te dis qu’on ne peut pas jeter aussi facilement des milliers d’années de certitudes. Elles coulent dans nos veines comme le sang et la mémoire de nos ancêtres. Plus les hommes voudront s’en débarrasser, plus elles s’accrocheront à eux. Malheureusement, beaucoup sont incapables de les reconnaître. En tant que baïle, tu le sais, c’est à moi de conserver et de transmettre cette mémoire. C’est une promesse que j’ai faite y a longtemps au Bon Père qui nous garde.
- Ainsi, tu crois que Jean-Baptiste est responsable des malheurs de mon village ?
- Je le crois. La tradition dit : « Fada qui se meurt annonce nuages et pleurs » et la tradition ne ment jamais. Ses enseignements appartiennent au mystère que nous gardons, nous, les bergers.
- Mais Jean-Baptiste est toujours vivant ! En pleine forme, même !
- Tu te trompes, Aristide. Son corps vit, mais son âme n’est plus là. C’est son âme, sa joie de vivre qui protégeaient Mourgue-les-Oliviers. Le corps, lui, aussi parfait, aussi magnifique soit-il, n’est qu’un réceptacle, une machine. Je pense qu’il faut aider Jean-Baptiste à retrouver son âme. C’est d’ailleurs pour cette raison que je voulais te voir.
- Mais enfin, une âme, ça se perd pas comme un dossier !
- On en a déjà parlé. Tu le sais comme moi, Jean-Baptiste a toujours eu l’émotion à fleur de peau. En le protégeant comme nous l’avons fait, il est devenu plus fragile encore. Je me doutais qu’il ne se remettrait pas facilement de la mort de l’aigle. À l’époque, je voulais pas te fatiguer avec ça. Puis, je me disais qu’il trouverait peut-être un moyen de s’en sortir tout seul. Mais il s’est passé quelque chose que j’ignore et qui l’a complètement dévarié.
- Un choc ?
- Je vois que ça.
- Tiens, ça me donne une idée…
- Laquelle ?
- Eh bien, l’autre jour, quand le médecin est venu me parler des problèmes de Julia — tu sais, je te l’ai raconté —, il m’a dit, en passant, que parfois, dans le cas de notre Jean-Baptiste, un choc pouvait tout faire basculer.
- Mmm… Je ne sais pas si la chose que je me suis pensée hier provoquerait un choc, mais on sait jamais.
- À quoi tu as pensé ?
- À un pèlerinage à Saint-Vincent.
- Parce que tu crois qu’une petite promenade aux Baux suffira pour nous l’envoyer à l’université ?
- Bien sûr que non. Mais y a dans cette église une vieille chapelle qui nous est très chère, à nous, les bergers. Et je crois pas me tromper en disant que Jean-Baptiste, il est un peu du monde pastoral, lui aussi.
- Malheureux ! C’est un miracle que tu demandes !
- Non, juste un geste de Dieu.
- Ah, c’est tout ?! Oh ! pecaire ! Au point où j’en suis, de toute façon…
C’est ainsi que, dès le lendemain matin, une petite troupe composée de Jean-Baptiste, Julia, Aristide et Noël se mit en marche, empruntant la direction du vieux chemin des Baux, plus court et nettement plus agréable que la nationale. D’ordinaire, les gens du coin roulaient comme des fous et Aristide craignait que l’emportement souvent bruyant des automobilistes n’effrayât sa pupille.
De Mourgue-les-Oliviers aux Baux-de-Provence, le trajet était bref, à peine sept kilomètres. Mais pouvait-on réellement se fier au balisage local ? Fait étrange, chaque village alentour se trouvait exactement à sept kilomètres des Baux. D’où émanait ce prodige ? D’un arpenteur alchimiste du cru ? Du merveilleux entourant les Baux eux-mêmes ? À part les étrangers en quête du fameux rocher, une carte routière en main, personne ne s’était jamais soucié de cette énigme et jusqu’au bout, était-on enclin à croire, le voile serait maintenu sur les plaques de signalisation régionale. Une diablerie de plus en terre de Provence…
Néanmoins, aussi court fut-il, le chemin n’en était pas moins traître. La vallée des Baux à peine quittée et le golf contourné, l’ascension se fit plus pénible, particulièrement pour des jambes tourmentées par les ans. Au bout d’un moment, le sentier se mit à gravir la montagne sans discontinuer, n’ayant de cesse d’atteindre l’ancien fief des ombrageux seigneurs baussencs.
Au milieu de ses anges gardiens, Jean-Baptiste avançait comme un automate, l’œil rivé sur le lointain. À quoi songeait-il ? Nul n’aurait pu le dire. Pensait-il seulement ? se demandait Noël qui, de temps à autre, lui jetait un regard à la dérobée, soucieux du bon déroulement de son projet. Un projet plutôt utopique, se disait Aristide qui, bien que prêt à se raccrocher à n’importe quel platane pour retrouver sa quiétude d’antan, avait du mal à accorder un quelconque crédit aux saintes espérances de son ami. Le brave oubliait ses étoiles… D’étoiles, justement, il était question dans le regard que Julia portait à son neveu depuis le départ du mas. Car si l’époux, résigné, avait mis de côté sa théorie au sujet des corps célestes, l’épouse, elle, en veillait constamment un dans son cœur et dans son logis : Jean-Baptiste.
Après plus d’une heure de marche entrecoupée de quelques arrêts indispensables aux capricieuses alvéoles pulmonaires d’Aristide, ils rejoignirent la départementale et arrivèrent en vue de l’illustre village. Partout, dénaturant le site, panneaux indicateurs et parcmètres volaient à l’endroit un peu de sa magie originelle. Passé la porte Eyguières (1), c’était pire encore : monuments clôturés, enseignes au goût douteux, présentoirs disparates…
Par bonheur, à cette heure matinale, les rues étaient désertes. À peine croisèrent-ils quelques commerçants occupés à préparer la saison qui, dès Pâques, battrait son plein. Bientôt, les premières hordes de touristes envahiraient les lieux Il n’y aurait plus ni fantôme ni passé, juste des couleurs, des bruits et de vieilles pierres usées, souvenirs à deux sous et pan-bagnats (2) remplaçant l’histoire et son sens. Dès que le soleil durcirait la terre de Provence, l’esprit des Baux s’éclipserait, privilégiant l’harmonie de ses profondeurs au tapage de ses hauteurs.
Lorsque le groupe parvint sur la place que dominait l’église Saint-Vincent, Jean-Baptiste s’anima. Ses gestes se firent nerveux, ses yeux s’avivèrent et, seul, il se dirigea vers l’extrémité nord-ouest de l’esplanade, là où le paysage s’ouvrait en grand à la vue. Son regard plongea vers le Vallon de la Fontaine, puis embrassa au loin les Portalets, le Val d’Enfer et Sarragan. Tournant ensuite le dos au panorama, il passa à l’ombre des cyprès et gagna le flanc nord de l’église contre lequel se dressait la Lanterne des Morts. La tourelle et ses gargouilles semblaient le subjuguer; de longues minutes, il resta en contemplation devant le campanile.
Tous l’observaient en silence, le cœur gonflé d’espoir, la gorge serrée par l’appréhension. Assistaient-ils à une vision, un mirage, ou leur protégé semblait-il réellement renaître ? Comme il ne bougeait plus, les trois amis s’approchèrent doucement. Dès qu’Aristide vit son expression, il baissa le front, découragé. À nouveau, le jeune homme s’était statufié.
En cet instant, le cerveau de Noël s’activait avec fièvre. Il devait trouver… sûr qu’il y avait quelque chose à tenter… maintenant… il le sentait...
Son regard s’éclaira et, s’adressant à Aristide :
- Il faut absolument le faire entrer dans l’église avant qu’il replonge complètement dans son monde. C’est urgent.
- Pourquoi ? Qu’est-ce que cela changera ? Tu as vu comme moi ce qui vient de se passer.
- Oui, mais je pense à un événement qui était sorti de ma mémoire. De toute façon, au point où nous en sommes, autant tenter le tout pour le tout. Dépêchons-nous ! Julia, passe devant pour qu’il te voie.
Aristide d’un côté et Noël de l’autre, Jean-Baptiste fut entraîné vers le parvis. Mais à peine arrivèrent-ils au pied de l’escalier que le jeune homme regimba. Usant de tendres paroles, Julia redescendit les marches, le réconforta, et ce fut finalement à son bras qu’il pénétra, le pas hésitant, dans la nef centrale.
Ensuite, tous les quatre s’avancèrent vers l’ancienne chapelle des tondeurs. Alors que le baïle allumait une bougie, Jean-Baptiste eut de nouveau une réaction spontanée. Il quitta le groupe et marcha vers le fond de l’église, vers une petite chapelle creusée à même le rocher, celle où reposait, jusqu’au Noël prochain, la charrette de la cérémonie du pastrage. Julia toujours à ses côtés, les muscles du jeune homme se détendirent peu à peu. Ce fut ce moment que choisit Noël pour le prendre par les épaules avec fermeté, l’obliger à se retourner et l’emmener vers le bas-côté nord de la nef. À peine eurent-ils parcouru quelques mètres que son protégé se mit à hurler comme un dément, les yeux exorbités.
Face à lui se trouvait la chapelle de la famille de Manville. À l’intérieur, éclairé par une chaude lumière ambrée, un superbe cénotaphe représentait, plus grande que nature, une princesse couchée. Les mains jointes, le buste légèrement relevé, entre gisante et orante, elle semblait en quête d’un mot, d’une parole, d’une réponse à sa prière. L’œuvre était d’un réalisme troublant et, sans conteste, de belle facture. Pourtant, n’était-ce pas elle qui était à l’origine de la terreur de Jean-Baptiste ? Tremblant de tous ses membres, celui-ci se roulait maintenant sur le sol avec violence, se couvrant désespérément les yeux des mains.
Le berger hurla à Aristide de venir l’aider, de peur qu’il ne se blessât. Personne, jamais, ne l’avait vu se perdre dans une pareille sauvagerie. Ses forces accrues, il se débattait avec une telle rage que les deux hommes avaient toutes les peines du monde à le maîtriser.
Une seule fois, Noël l’avait vu épouvanté. C’était il y avait plus de vingt ans, et déjà devant cette statue. Depuis lors, le pâtre se doutait que c’était à cause d’elle qu’il renâclait à entrer dans cette église, allant même jusqu’à éviter la cérémonie de l’offrande de l’agneau; une cérémonie qui, le berger en était certain, lui tenait à cœur. Pourquoi une telle peur ? Il n’en avait aucune idée. Cependant, il était loin d’imaginer ce que Jean-Baptiste voyait…
Menaçante, la gisante le fixait durement, prête à se désunir avec fracas de ses racines minérales. Hantée par quelque entité démoniaque, elle exsudait la férocité et la rage. Le visage distordu par une indicible grimace, le regard blanc, vide, pourtant habité d’une vie tirée d’on ne sait quel gouffre, elle était pour lui le pire des cauchemars, la vision de l’horreur travaillée à vif dans la matière.
Au bout d’une longue lutte acharnée, Jean-Baptiste s’évanouit. Mais avant de sombrer, il prononça un mot, un seul; un mot que jamais, on n’avait entendu dans sa bouche : maman.
Pendant tout ce temps, Julia était restée prostrée, les yeux rivés sur la scène. Les jambes flageolantes, le corps lourdement appuyé contre une colonne, elle s’écria soudain :
- C’est une bête ! J’ai nourri une bête ! » Puis elle alla s’effondrer devant l’autel et pleura de tout son saoul.
Etait-ce là le geste de Dieu attendu par le pâtre ? Anéantis, les deux hommes reprenaient péniblement leur souffle, impuissants face aux sanglots de Julia. Finalement, celle-ci se releva, s’essuya les yeux du revers de la manche et, les traits durcis par la douleur, vint s’adresser directement à son mari :
- Je crois qu’il faut le placer. Le plus tôt sera le mieux.
Les lèvres serrées, elle leur tourna le dos. La démarche mécanique, elle quitta l’église, sa silhouette se profilant dans la lumière crue qui s’engouffrait à flots par le porche.
(1) La porte Eyguières, ou porte de l'eau (la Porto eiguiero), fut la seule entrée du village jusqu’en 1866.
(2). Signifie « pain baigné ». À l’origine, pain de campagne, rassi et même dur, que l'on mouillait d'huile d'olive pour le ramollir et le rendre mangeable, parfois accompagné de deux rondelles de tomates et d'une cébette (oignon frais), de quelques olives et d'un anchois. Actuellement, pain rond farci d’une salade niçoise.
Pourtant, non, ce n’était que la sirène de la mairie qui, comme chaque jour, hurlait d’un bout à l’autre du village les douze heures tapantes de la grande horloge municipale, rappelant à tous l’urgence d’aller casser la croûte. Aussi, avant même que la machine n’agonisât dans un ultime et surprenant soubresaut, la plupart des Mourgonnais avaient posé leurs instruments de travail et fermé boutique.
Ce jour-là, Aristide avait rendez-vous avec Noël. Par le plus grand des hasards, tous deux avaient émis le même désir de se rencontrer en privé. C’est pourquoi l’entrevue avait été fixée, non pas aux Quatre-Saisons, mais chez le berger, aux Baux-de-Provence, dans sa minuscule maison semi-troglodyte accrochée au rocher.
Dès l’apéritif servi et les commentaires de rigueur sur la santé générale de la région achevés, la discussion put commencer.
- Bon, écoute-moi bien, Noël. Et surtout, ne m’interromps pas. C’est déjà assez difficile comme ça pour moi de te dire ce qui me chavire pour le moment.
- T’en fais pas, je serai aussi muet qu’une cigale en hiver.
- C’est bien le moment de plaisanter, hé. Oh ! Pauvre ! L’heure est grave. Ton ami est en train de se demander s’il ne devient pas aussi fada que le reste de sa famille et toi, tu te moques. T’as pas honte ?
- Moi aussi, j’ai des choses sérieuses à te dire. Mais c’est pas une raison pour se déchirer le moral. Allez, je t’écoute.
- Mouai… On voit que tu n’es pas à ma place. Enfin… Noël, je suis un homme perdu ! Un maire perdu, un oncle perdu et un mari perdu !
- Mais non, mais non ! Où tu vas chercher de telles idioties ?
- Laisse-moi continuer, s’il te plaît. Ce que je veux dire par là, c’est que j’ai la cervelle aussi molle qu’une vieille figue. C’est simple, c’est tout plein de pépins là-dedans. Avant, je savais quoi penser et quoi faire à chaque moment de la journée. Maintenant, je me sens tout égaré. C’est le tunnel ! Si, au moins, j’avais une torche, ou même une petite allumette, ça irait, mais là, rien, le noir total.
- Tu veux que je t’éclaire ?
- Oh ! dis ! Tu le fais exprès ou quoi ?
- Aristide, te fâche pas. C’est pour t’aider que je dis ça.
- Alors, laisse-moi finir. Ensuite, si le cœur t’en dit, tu pourras toujours rire de ma pitoyable personne. En fait, je sais pas ce qui se passe, mais depuis quelques mois, c’est l’hécatombe. Des morts, des blessés, des incendies, des assassinats, des cloches qui tombent… C’est à croire — et pourtant, tu connais mon idée là-dessus — qu’y a un beau diable qui s’acharne sur notre paisible village. J’ai réfléchi, vois-tu, et j’en suis arrivé à la conclusion que tous mes ennuis ont commencé par la mort de ce touriste, autrement dit, par l’année nouvelle. Alors, je me suis pensé que, peut-être, c’était la faute aux étoiles.
- Aux étoiles ?!
- Je veux dire que c’est peut-être une question de conjoncture entre les astres. Il paraît que c’est toujours comme ça quand un millénaire commence. Y a quelques années, Julia m’a raconté qu’un médium avait prédit dans son bouquin que Paris allait être détruite. L’imbécile ! À ce que j’en sais, Paris est toujours debout ! Mais tout compte fait, je me suis dit, peut-être que ce type s’est juste trompé de quelques années dans ses calculs. Moi, par exemple, si tu savais le nombre de fois où j’ai dû recommencer la même addition ! Peut-être que c’est Mourgue-les-Oliviers qui doit disparaître. Et nous avec. Qu’en penses-tu ?
- J’en pense que tu délires complètement et que tu devrais un peu plus t’aérer la figure. Ce particulier dont tu parles, et les autres avec, c’est tous des charlatans. Ils vendent de la peur comme d’autres vendent du rêve. Tu sais, la pollution et le bruit dans les grandes villes, ça rend sourd et aveugle. Alors, il faut bien que les gens cherchent ailleurs ce qu’ils ne trouvent plus dans le cœur et dans la tête.
- Mais si mon explication n’est pas la bonne, dis-moi, toi qui semble toujours tout savoir sur tout, pourquoi mon neveu est dans cet état, hé ? Pourquoi ma femme m’abandonne sans s’en rendre compte ? Et aussi, pourquoi mon village souffre la mort comme ça ? Alors ?!
- Je ne suis pas Dieu, Aristide, je suis juste un berger. Tout ce que je peux te dire, je l’ai appris dans la montagne. C’est pas énorme, mais parfois, quand la montagne cause et s’en mêle, on peut apprendre des tas de choses sur les hommes.
- Et qu’est-ce qu’elle t’a dit, la montagne, ces derniers temps ?
- À ton tour de te moquer. Cependant, ça m’est bien égal, va. Y a pas longtemps, si tu t’en rappelles, je t’ai dit qu’un jour, je te donnerai mon opinion sur ce qui se passe pour le moment. Eh bien, je crois que ce jour est venu. Pour être sincère, je ne suis pas sûr que tu me croiras, mais je prends le risque. À cause de Jean-Baptiste.
- De Jean-Baptiste ? Tu sais que je l’aime plus que ma propre vie, celui-là, mais pourquoi tu me parles de lui ?
- Parce qu’à mon avis, il est à l’origine de tout le reste. Depuis que le monde est monde en Provence, les pastres ont toujours pensé que les simples d’esprit étaient des bénédictions envoyées par Dieu. Crois-le ou non, c’est ainsi. Bien entendu, maintenant, on balaie les anciennes croyances d’un coup de serpillière, on les range dans un tiroir et même, pire, on les étudie à la loupe comme de vieilles reliques. Mais moi, je te dis qu’on ne peut pas jeter aussi facilement des milliers d’années de certitudes. Elles coulent dans nos veines comme le sang et la mémoire de nos ancêtres. Plus les hommes voudront s’en débarrasser, plus elles s’accrocheront à eux. Malheureusement, beaucoup sont incapables de les reconnaître. En tant que baïle, tu le sais, c’est à moi de conserver et de transmettre cette mémoire. C’est une promesse que j’ai faite y a longtemps au Bon Père qui nous garde.
- Ainsi, tu crois que Jean-Baptiste est responsable des malheurs de mon village ?
- Je le crois. La tradition dit : « Fada qui se meurt annonce nuages et pleurs » et la tradition ne ment jamais. Ses enseignements appartiennent au mystère que nous gardons, nous, les bergers.
- Mais Jean-Baptiste est toujours vivant ! En pleine forme, même !
- Tu te trompes, Aristide. Son corps vit, mais son âme n’est plus là. C’est son âme, sa joie de vivre qui protégeaient Mourgue-les-Oliviers. Le corps, lui, aussi parfait, aussi magnifique soit-il, n’est qu’un réceptacle, une machine. Je pense qu’il faut aider Jean-Baptiste à retrouver son âme. C’est d’ailleurs pour cette raison que je voulais te voir.
- Mais enfin, une âme, ça se perd pas comme un dossier !
- On en a déjà parlé. Tu le sais comme moi, Jean-Baptiste a toujours eu l’émotion à fleur de peau. En le protégeant comme nous l’avons fait, il est devenu plus fragile encore. Je me doutais qu’il ne se remettrait pas facilement de la mort de l’aigle. À l’époque, je voulais pas te fatiguer avec ça. Puis, je me disais qu’il trouverait peut-être un moyen de s’en sortir tout seul. Mais il s’est passé quelque chose que j’ignore et qui l’a complètement dévarié.
- Un choc ?
- Je vois que ça.
- Tiens, ça me donne une idée…
- Laquelle ?
- Eh bien, l’autre jour, quand le médecin est venu me parler des problèmes de Julia — tu sais, je te l’ai raconté —, il m’a dit, en passant, que parfois, dans le cas de notre Jean-Baptiste, un choc pouvait tout faire basculer.
- Mmm… Je ne sais pas si la chose que je me suis pensée hier provoquerait un choc, mais on sait jamais.
- À quoi tu as pensé ?
- À un pèlerinage à Saint-Vincent.
- Parce que tu crois qu’une petite promenade aux Baux suffira pour nous l’envoyer à l’université ?
- Bien sûr que non. Mais y a dans cette église une vieille chapelle qui nous est très chère, à nous, les bergers. Et je crois pas me tromper en disant que Jean-Baptiste, il est un peu du monde pastoral, lui aussi.
- Malheureux ! C’est un miracle que tu demandes !
- Non, juste un geste de Dieu.
- Ah, c’est tout ?! Oh ! pecaire ! Au point où j’en suis, de toute façon…
C’est ainsi que, dès le lendemain matin, une petite troupe composée de Jean-Baptiste, Julia, Aristide et Noël se mit en marche, empruntant la direction du vieux chemin des Baux, plus court et nettement plus agréable que la nationale. D’ordinaire, les gens du coin roulaient comme des fous et Aristide craignait que l’emportement souvent bruyant des automobilistes n’effrayât sa pupille.
De Mourgue-les-Oliviers aux Baux-de-Provence, le trajet était bref, à peine sept kilomètres. Mais pouvait-on réellement se fier au balisage local ? Fait étrange, chaque village alentour se trouvait exactement à sept kilomètres des Baux. D’où émanait ce prodige ? D’un arpenteur alchimiste du cru ? Du merveilleux entourant les Baux eux-mêmes ? À part les étrangers en quête du fameux rocher, une carte routière en main, personne ne s’était jamais soucié de cette énigme et jusqu’au bout, était-on enclin à croire, le voile serait maintenu sur les plaques de signalisation régionale. Une diablerie de plus en terre de Provence…
Néanmoins, aussi court fut-il, le chemin n’en était pas moins traître. La vallée des Baux à peine quittée et le golf contourné, l’ascension se fit plus pénible, particulièrement pour des jambes tourmentées par les ans. Au bout d’un moment, le sentier se mit à gravir la montagne sans discontinuer, n’ayant de cesse d’atteindre l’ancien fief des ombrageux seigneurs baussencs.
Au milieu de ses anges gardiens, Jean-Baptiste avançait comme un automate, l’œil rivé sur le lointain. À quoi songeait-il ? Nul n’aurait pu le dire. Pensait-il seulement ? se demandait Noël qui, de temps à autre, lui jetait un regard à la dérobée, soucieux du bon déroulement de son projet. Un projet plutôt utopique, se disait Aristide qui, bien que prêt à se raccrocher à n’importe quel platane pour retrouver sa quiétude d’antan, avait du mal à accorder un quelconque crédit aux saintes espérances de son ami. Le brave oubliait ses étoiles… D’étoiles, justement, il était question dans le regard que Julia portait à son neveu depuis le départ du mas. Car si l’époux, résigné, avait mis de côté sa théorie au sujet des corps célestes, l’épouse, elle, en veillait constamment un dans son cœur et dans son logis : Jean-Baptiste.
Après plus d’une heure de marche entrecoupée de quelques arrêts indispensables aux capricieuses alvéoles pulmonaires d’Aristide, ils rejoignirent la départementale et arrivèrent en vue de l’illustre village. Partout, dénaturant le site, panneaux indicateurs et parcmètres volaient à l’endroit un peu de sa magie originelle. Passé la porte Eyguières (1), c’était pire encore : monuments clôturés, enseignes au goût douteux, présentoirs disparates…
Par bonheur, à cette heure matinale, les rues étaient désertes. À peine croisèrent-ils quelques commerçants occupés à préparer la saison qui, dès Pâques, battrait son plein. Bientôt, les premières hordes de touristes envahiraient les lieux Il n’y aurait plus ni fantôme ni passé, juste des couleurs, des bruits et de vieilles pierres usées, souvenirs à deux sous et pan-bagnats (2) remplaçant l’histoire et son sens. Dès que le soleil durcirait la terre de Provence, l’esprit des Baux s’éclipserait, privilégiant l’harmonie de ses profondeurs au tapage de ses hauteurs.
Lorsque le groupe parvint sur la place que dominait l’église Saint-Vincent, Jean-Baptiste s’anima. Ses gestes se firent nerveux, ses yeux s’avivèrent et, seul, il se dirigea vers l’extrémité nord-ouest de l’esplanade, là où le paysage s’ouvrait en grand à la vue. Son regard plongea vers le Vallon de la Fontaine, puis embrassa au loin les Portalets, le Val d’Enfer et Sarragan. Tournant ensuite le dos au panorama, il passa à l’ombre des cyprès et gagna le flanc nord de l’église contre lequel se dressait la Lanterne des Morts. La tourelle et ses gargouilles semblaient le subjuguer; de longues minutes, il resta en contemplation devant le campanile.
Tous l’observaient en silence, le cœur gonflé d’espoir, la gorge serrée par l’appréhension. Assistaient-ils à une vision, un mirage, ou leur protégé semblait-il réellement renaître ? Comme il ne bougeait plus, les trois amis s’approchèrent doucement. Dès qu’Aristide vit son expression, il baissa le front, découragé. À nouveau, le jeune homme s’était statufié.
En cet instant, le cerveau de Noël s’activait avec fièvre. Il devait trouver… sûr qu’il y avait quelque chose à tenter… maintenant… il le sentait...
Son regard s’éclaira et, s’adressant à Aristide :
- Il faut absolument le faire entrer dans l’église avant qu’il replonge complètement dans son monde. C’est urgent.
- Pourquoi ? Qu’est-ce que cela changera ? Tu as vu comme moi ce qui vient de se passer.
- Oui, mais je pense à un événement qui était sorti de ma mémoire. De toute façon, au point où nous en sommes, autant tenter le tout pour le tout. Dépêchons-nous ! Julia, passe devant pour qu’il te voie.
Aristide d’un côté et Noël de l’autre, Jean-Baptiste fut entraîné vers le parvis. Mais à peine arrivèrent-ils au pied de l’escalier que le jeune homme regimba. Usant de tendres paroles, Julia redescendit les marches, le réconforta, et ce fut finalement à son bras qu’il pénétra, le pas hésitant, dans la nef centrale.
Ensuite, tous les quatre s’avancèrent vers l’ancienne chapelle des tondeurs. Alors que le baïle allumait une bougie, Jean-Baptiste eut de nouveau une réaction spontanée. Il quitta le groupe et marcha vers le fond de l’église, vers une petite chapelle creusée à même le rocher, celle où reposait, jusqu’au Noël prochain, la charrette de la cérémonie du pastrage. Julia toujours à ses côtés, les muscles du jeune homme se détendirent peu à peu. Ce fut ce moment que choisit Noël pour le prendre par les épaules avec fermeté, l’obliger à se retourner et l’emmener vers le bas-côté nord de la nef. À peine eurent-ils parcouru quelques mètres que son protégé se mit à hurler comme un dément, les yeux exorbités.
Face à lui se trouvait la chapelle de la famille de Manville. À l’intérieur, éclairé par une chaude lumière ambrée, un superbe cénotaphe représentait, plus grande que nature, une princesse couchée. Les mains jointes, le buste légèrement relevé, entre gisante et orante, elle semblait en quête d’un mot, d’une parole, d’une réponse à sa prière. L’œuvre était d’un réalisme troublant et, sans conteste, de belle facture. Pourtant, n’était-ce pas elle qui était à l’origine de la terreur de Jean-Baptiste ? Tremblant de tous ses membres, celui-ci se roulait maintenant sur le sol avec violence, se couvrant désespérément les yeux des mains.
Le berger hurla à Aristide de venir l’aider, de peur qu’il ne se blessât. Personne, jamais, ne l’avait vu se perdre dans une pareille sauvagerie. Ses forces accrues, il se débattait avec une telle rage que les deux hommes avaient toutes les peines du monde à le maîtriser.
Une seule fois, Noël l’avait vu épouvanté. C’était il y avait plus de vingt ans, et déjà devant cette statue. Depuis lors, le pâtre se doutait que c’était à cause d’elle qu’il renâclait à entrer dans cette église, allant même jusqu’à éviter la cérémonie de l’offrande de l’agneau; une cérémonie qui, le berger en était certain, lui tenait à cœur. Pourquoi une telle peur ? Il n’en avait aucune idée. Cependant, il était loin d’imaginer ce que Jean-Baptiste voyait…
Menaçante, la gisante le fixait durement, prête à se désunir avec fracas de ses racines minérales. Hantée par quelque entité démoniaque, elle exsudait la férocité et la rage. Le visage distordu par une indicible grimace, le regard blanc, vide, pourtant habité d’une vie tirée d’on ne sait quel gouffre, elle était pour lui le pire des cauchemars, la vision de l’horreur travaillée à vif dans la matière.
Au bout d’une longue lutte acharnée, Jean-Baptiste s’évanouit. Mais avant de sombrer, il prononça un mot, un seul; un mot que jamais, on n’avait entendu dans sa bouche : maman.
Pendant tout ce temps, Julia était restée prostrée, les yeux rivés sur la scène. Les jambes flageolantes, le corps lourdement appuyé contre une colonne, elle s’écria soudain :
- C’est une bête ! J’ai nourri une bête ! » Puis elle alla s’effondrer devant l’autel et pleura de tout son saoul.
Etait-ce là le geste de Dieu attendu par le pâtre ? Anéantis, les deux hommes reprenaient péniblement leur souffle, impuissants face aux sanglots de Julia. Finalement, celle-ci se releva, s’essuya les yeux du revers de la manche et, les traits durcis par la douleur, vint s’adresser directement à son mari :
- Je crois qu’il faut le placer. Le plus tôt sera le mieux.
Les lèvres serrées, elle leur tourna le dos. La démarche mécanique, elle quitta l’église, sa silhouette se profilant dans la lumière crue qui s’engouffrait à flots par le porche.
(1) La porte Eyguières, ou porte de l'eau (la Porto eiguiero), fut la seule entrée du village jusqu’en 1866.
(2). Signifie « pain baigné ». À l’origine, pain de campagne, rassi et même dur, que l'on mouillait d'huile d'olive pour le ramollir et le rendre mangeable, parfois accompagné de deux rondelles de tomates et d'une cébette (oignon frais), de quelques olives et d'un anchois. Actuellement, pain rond farci d’une salade niçoise.